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       Je vous propose une sélection personnelle, très subjective, mais j'espère originale, de   poèmes éclatés.

 

 

Nâzim Hikmet

Haïku

Poèmes empruntés 1

Poèmes empruntés 2

Poèmes sensuels

Poètes contemporains

(une femme parle)

Peu de plaisir, beaucoup de honte.

J'essaierai tous ces corps pour rien.

Si le remords me nourrissait

je serais ronde.

 

Je me donne donc je suis.

Qu'importe s'ils n'ont rien à prendre.

Un instant je me sens libre,

j'existe désespérée.

Je suis fière quand je me couche.

J'irradierai, la jambe ouverte.

 

Je me venge les bras en croix.

Contre mon père, contre le monde,

contre le soleil qui n'éclaire pas,

contre la lune qui se moquera,

Contre tout le froid qu'il fait.

 

André Frénaud

 

Je conserve toutes ces choses en mes aisselles à la place des poils des herbes vaines ils ont dit aux filles de se raser douces et lisses de se foutre des fleurs chimiques au vagin cela va recommencer il va crier encore plus fort qu'on lui laisse la cuisine qu'on cesse de l'amputer de ses yeux tous les petits garçons s'appellent Steve c'est depuis que Grégoire est parti chercher de l'or on nous a mis à vendre pour payer le voyage tous les petits garçons s'appellent Steve finissent avant le commencement les poupées ne pissent plus elles pleurent lancent des grenades s'appellent à l'ordre dans mon lit je t'aime cela n'est pas assez loin pardon j'étais distraite ce n'est pas ce que je voulais dire l'amour va nous dépolluer la lune américaine 

Geneviève Amyot

MESSIEURS, 

  Vous m'avez condamnée par contumace.

 Le couperet est tombé. 

Vous m'avez répudiée,

 coupable de ne pas marcher 

aux pas de vos rites ancestraux.

 Pourtant, Messieurs, je suis 

la favorite de l'herbe 

qui éclabousse de chaleur 

mes douceurs secrètes. 

J'ai pour le vent

 des faiblesses d'amante. 

Nue, j'aurais pu vous parler

 de mes vallons,

 de mes chemins ombreux,

 de mes jambes qui emprisonnent, 

de mes bras qui se tendent.

 Mes lèvres, Messieurs, auraient

 pu vous dire des mots de silence.

 Je ne vous parlerai 

que de mes tristesses.

 Vous ne saurez rien de mes danses de minuit .

 

*** 

 

Je suis l'invitée de l'arbre,

 il a pour moi des tendresses

 mâles et rugueuses. 

L'orage me réserve des jouissances 

qui me fouillent. 

La poésie me fait crier 

de plaisir et de douleur. 

Vous auriez pu être ma poésie. 

Vous auriez pu être le vent, 

l'herbe et l'arbre dans l'orage.

 

 Anne-Marie Derèse 

 

 

*

 

Sous un figuier d'Avignon
L'ombre verte étais sucrée
Par les larmes d'une figue.

Georges Duhamel

 

 

MOUVEMENTS

Ii y a ceux 

qui vont au bout du monde 

pour se voir

entre quatre horizons,

 ceux qui dérivent au loin 

pour se garder 

un espoir de retour 

et ceux qui partent, ô Baudelaire, 

pour partir. 

Ce sont gens de déroute 

d'exil et de grand vide 

qui prennent souffle dans le feu 

et le secret éclat des songes. 

A distance ils se tiennent proches 

d'un nuage en cavale 

d'une source perdue dans les yeux d'une fille

 ou du silence qui suit le rire trop vaste

 d'une tragédie sans objet. 

L'infini scintille à leur cou 

écharpe d 'herbe et de chimère 

pour ne pas dire de néant et de nuit. 

Ils ont depuis l' enfance le goût

 des saisons violentes

 des fruits qui agacent les dents 

des métaphores qui montent à la tête

 prenant sans cesse les devants 

et improvisant à tombeau ouvert.

 Sous leurs pas, la terre

 comme un gouffre une étreinte 

une blessure qui jubile 

de n'être ni refuge ni repos,

 la terre comme boulet de granit

 bille de bois globe de cendre 

sphère de froid boule de lave, 

la terre comme une marraine sans recours

 comme une marée sans rivage...

Sages déchus 

prophètes qui n'êtes dignes

celui qui nous voit ne peut croire

que nous ne sommes point là

campés bon pied dans l'histoire

solides au poste et bon oeil

mais déjà départis de nous

déjà dénoués des autres

déjà plus qu'à peine effacés...

André Velters

 

 

 

J'ai souvent éprouvé un sentiment d'inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque: là, à deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont déjà je m'éloigne, oui, c'est là que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, où j'aurais pu aller vivre et que désormais j'ai perdu.   

 Yves Bonnefoy

 

Il a plu cette nuit.

Le chemin a l'odeur de l'herbe mouillée,

Puis, à nouveau, la main de la chaleur

Sur notre épaule, comme

Pour dire que le temps ne va rien nous apprendre.

Yves Bonnefoy

 

 

Dans la vocifération blanche 

d'une tempête,

on distingue parfois un flocon méritant.

Mais le tumulte ne peut se

 l'adjoindre.

Délaissé,

il tombera seul, dans sa lourdeur tragique

du temps.

Hormis le poème,

il n'est rien qui puisse aller à sa rencontre.

François Jacqmin

 

La nuit ! La nuit surtout je ne rêve pas je vois
J'entends je marche au bord du trou
J'entends gronder

R.G. Cadou

Quelque fois j'ai plaisir à me taire

et plus grand plaisir à chanter mes silences.

Bernard Hreglich

 

J'a laissé tant d'amour dans les villes d'Europe

que je ne sais plus bien si j'ai aimé un jour

un visage un regard un sourire une épaule ou vos rues

villes vos rues à l'heure froide où je suis seul

rentrant au long des parcs des quais sous le brouillard...

je ne sais plus ton nom l'odeur non plus de ta poitrine

J'ai besoin d'oublier cet amour dérisoire

ce long chemin dans la clarté qui se consume

l'odeur des tilleuls déchirante...

Ô solitude je n'ai qu'une clé de chambre d'hôtel

 dans ma poche Je rentrerais très lentement

Bernard Delvaille

 

L'homme que vous voyez 

à genoux

ne croyez pas qu'il prie.

Il fait de sa vie

maladroitement

un paquet

qu'il remettra ce soir

à la mort.

André Schmitz

 

 

Adieu,

je m'en vais,

              (griffonna-t-elle).

le poème est sous le paillasson.

Il ouvre les portes intérieures. 

Moi j'en ai besoin pour sortir.

André Schmitz

 

 

Libre au ciel de contenir de 

gros oiseaux et des nuages obèses

et un dieu gras, ventru, à gros appétit,

et des saintes bombées pour cause

de grossesses mystiques.

Et libre au poème d'y aller voir, là où

on voit le rien, le tout, l'os et la graisse.

Et libre à des riens d'être lourdement fabuleux.

André Schmitz

 

 

 

J'affirme sur l'honneur

que je n'ai rien à voir avec 

moi-même.

Je ne suis pas propriétaire

 du corps où je réside...

Je suis le fils d'un enfant qui n'est 

pas encore né,

L'époux sauvages d'une femme que je traverse

et qui ne m'appartient pas.

Une  jeune fille quelque part tente encore

d'être ma mère.

André Schmitz

 

 

A l'enfant que je n'ai pas eu

mais que d'un homme je reçus

septante fois sept fois et davantage, à l'enfant sage

dont je formai le souffle et le visage...

enfant conçu, toujours inachevé,

qu'on me fait, que je fais, à chaque fois que j'aime,

qui se défait en moi pour donner un poème...

 

Liliane Wouters

 

Ma tête dans le vent, mes pieds dans leurs chaussures,

mon âme dans son corps.

J'ignore où je m'en vais, la route n'est pas sûre,

au bout m'attend la mort.

Liliane Wouters

 

 

On s'en vient seul et on s'en va de même.

On s'endort seul dans un lit partagé.

On mange seul le pain de ses poèmes.

Seul avec soi on se trouve étranger.

 

Seul à rêver que gravite l'espace,

seul à sentir son moi de chair, de sang, 

Seul à pouvoir garder l'instant qui passe,

Seul à passer sans se vouloir passant.

Liliane Wouters

 

Jésus-Christ est mort sur la croix,

à Golgotha, selon les Ecritures,

en compagnie de deux brigands.

 

Jésus-Christ est mort dans son lit,

muni des sacrements de l'église.

 

Jésus-Christ est mort sur la paille

il était sans travail de puis des mois.

 

Jésus-Christ est mort en quarante-trois,

non loin de Munich,

dans une chambre à gaz.

 

Jésus-Christ est mort à l'asile de vieillards.

 

Jésus-Christ est mort sur la chaise électrique, 

quelque part aux Etats-Unis,

accusé d'avoir violé une blanche.

 

Jésus-Christ est mort  de la peste noire,

à Florence, au quatorzième siècle.

 

Jésus-Christ est mort sur l'autoroute,

au volant d'une Maserati.

 

Jésus-Christ est mort aux Termophyles,

à Marignan, à Stalingrad,

à Hiroshima...

Vahé Godel

 

Pour vivre, il faut planter un arbre, il faut

faire un enfant, bâtir une maison.

 

J'ai seulement regardé l'eau

qui passe en nous disant que tout s'écoule.

 

J'ai seulement cherché le feu

qui brûle en nous disant que tout s'éteint.

 

J'ai seulement suivi le vent

qui fuit en nous disant que tout se perd.

 

Je n'ai rien semé dans la terre

qui reste en nous disant : je vous attend.

 

Liliane Wouters

 

 

 

 

 

Un bonheur suavement brille
À travers les humains sentiers...

Anne-Marie D’AMOURS.

 Gloire au coeur téméraire épris de l’impossible. 


Victor de LAPRADE.

 Va au bout de ton chemin, va au bout de  toi, jusqu’à l’absurde et plus loin encore. Je serai là, à ton arrivée, à ton arrêt, pour te souhaiter un nouveau départ dans ta métamorphose éternelle. 

Andrzej Swietochowski

 

 

Jusqu'aux bords de ta vie

Tu porteras ton enfance

Ses fables et ses larmes

Ses grelots et ses peurs

 

Tout au long de tes jours

Te précède ton enfance

Entravant ta marche

Ou te frayant un chemin

Andrée Chédid

 

Qui que tu sois, passant du ténébreux chemin
Où la vie a semé ses urnes cinéraires,
Ô promeneur hanté de sublimes chimères,
Si tu veux te survivre à toi-même, demain,

Cueille pieusement les sanglots surhumains
Que rythme, dans ton sein, ce cœur qui s’exaspère.
L’Idéal n’est vivant qu’aux cimes des calvaires :
Adore ta douleur et donne-lui ta main...

    Marche seul et sois fier ; plein de morgue, relève
Ta tête altière, et fuis les contacts infamants ;
Ne choisis pour sentier que celui de ton rêve.

Albert DREUX.

 

Dans cette usine ça sent l'éther ;
et dans l'éther peinent les filles
qui font et font des bas de soie
pour d'autres filles

R. Ganzo

 

La bêtise,
C'est un mois de mai.
Un mois de mai sans soleil,
(Donc sans jupettes)
Sans fleurs,
Donc sans muguet)
Où les jours fériés évidemment
Tombent le samedi.

D. Berry

 

Nâzim Hikmet

Nazim Hikmet naît en 1902 a Salonika et grandit à Istanbul. Il commence à écrire des poèmes à l'age de 17 ans. Attiré par les idées du marxisme, il va en Russie en 1922 où il rencontre Mayakovsky. A son retour en Turquie en 1928, il est persécuté pour ses opinions politiques. Il passe 17 ans des 22 années à venir en prison. En 1951, il doit fuir la Turquie et reste en exil jusqu'a sa mort à Moscou an 1963 ( où il ne pût rencontrer Anna Akhmatova, puisqu'elle était emprisonnée par les soviétiques!)

 

Je suis dans la clarté qui s'avance
Mes mains sont toutes pleines de désir
Le monde est beau
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres
Les arbres si verts, les arbres si pleins d'espoir
Un sentier s'en va à travers les mûriers
Je suis à la fenêtre de l'infirmerie
Je ne sens pas l'odeur des médicaments
Les oeillets ont dû s'ouvrir quelque part
Être captif, là n'est pas la question
Il s'agit de ne pas se rendre
Voilà.

 

 

 

La plus belle des mers

est celle où l'on n'est pas encore allé.

Le plus beau des enfants
n'a pas encore grandi.
Les plus beaux de nos jours
sont ceux que nous n'avons pas encore vécus.
Et les plus beaux des poèmes que je veux te dire
sont ceux que je ne t'ai pas encore dits

Ils nous ont eus :
moi à l'intérieur des murs,
toi à l'extérieur.
Ce qui nous arrive n'est pas grave.
Le pire :
c'est de porter en soi la prison
conscient ou inconscient.
La plupart des hommes en sont là,
des hommes honnêtes, laborieux et bons,
dignes d'être aimés comme je t'aime

 

...Le citoyen arménien n'a jamais pardonné

       que l'on ait égorgé son père

                         sur la montagne kurde

 Mais il t'aime

 Parce que toi non plus tu n'as point pardonné

A ceux qui ont marqué de cette tache noire

                           le front du peuple turc.

 

Tu es un village de montagne en Anatolie,
Tu es ma ville,
toi la plus belle et la plus malheureuse.
Tu es un appel au secours - bref, tu es mon pays ;
les pieds qui accourent vers toi sont les miens
Vivre comme un arbre, seul et libre,
Vivre en frères comme les arbres d'une forêt,
Ce rêve est le nôtre!


Yasamak bir agaç gibi, tek ve hür,
Ve bir orman gibi kardesesine,
Bu hasret bizim!

 

Mes frères 

 Si je n'arrive pas à vous dire correctement 

 Ce que j'ai à vous dire,

Vous m'en excuserez, 

 Je suis gris, la tête me tourne légèrement 

 Pas de raki, 

 De faim, un tout petit peu. 

(écrit pendant sa grève de la faim, en prison en 1950)

 

Au dessus de la mer le nuage bariolé
Sur la mer le bateau d'argent
Au dedans de la mer le poisson jaune
Tout au fond de la mer l'algue mauve

Et devant un homme nu et debout
Se demande

Serai-je le nuage
Ou le bateau?
Serai-je le poisson?
Ou l'algue?

Ni l'un, ni l'autre

Il faut être la mer mon garçon!
Avec son nuage,
Avec son bateau,
Avec son poisson,
Avec son algue

 

 

La vie n'est pas une plaisanterie
Tu la prendras au sérieux,
Comme le fait un écureuil, par exemple,
Sans rien attendre du dehors et d'au-delà
Tu n'auras rien d'autre à faire que de vivre.

La vie n'est pas une plaisanterie,
Tu la prendras au sérieux,
Mais au sérieux à tel point,
Qu'adossé au mur, par exemple, les mains liées
Ou dans un laboratoire
En chemise blanche avec de grandes lunettes,
Tu mourras pour que vivent les hommes,
Les hommes dont tu n'auras même pas vu le visage,
Et tu mourras tout en sachant
Que rien n'est plus beau, que rien n'est plus vrai que la vie.
Tu la prendras au sérieux
Mais au sérieux à tel point
Qu'à soixante-dix ans, par exemple, tu planteras des oliviers
Non pas pour qu'ils restent à tes enfants
Mais parce que tu ne croiras pas à la mort
Tout en la redoutant
mais parce que la vie pèsera plus lourd dans la balance

 

Mon siècle dont les derniers jours seront beau,

Ma terrible nuit déchirée par des cris d'aurore,

Mon siècle éclatera de soleil, ma bien-aimée,

                                       Comme tes yeux...

Ses bottes ont disparus de nos places

son ombre de nos arbres

ses moustaches de nos potages

ses yeux de nos chambres

(sur Staline)

Le jour pointe
mais ma chambre
n'est qu'une longue nuit.

 

L'image de ma bien-aimée me parla un beau jour :

"Je suis et elle n'est pas" dit-elle du fond du miroir.

Je frappai, la glace se brisa, l'image disparut.

Ma bien-aimée était toujours là-bas saine et sauve.

 

Elle m'embrassa :"Ce sont des lèvres réelles comme le monde", dit-elle

"Ce parfum s'exhale de mes cheveux et non de ton imagination", dit-elle

"Les étoile existent, bien que les aveugles ne les voient pas,

Contemple-les dans le ciel ou dans mes yeux", dit-elle.

 

 

... l'été a filé sous mon nez

                               comme un train jaune

                            aux wagons de bois

            sentant la sueur, la chair et le tabac.

 

    Et dire que moi 

je voulais le voir venir

            comme celle qui m'apporte du lait chaud

dans son seau de cuivre rouge.

     Tans pis,

l'été n'est pas venu ainsi

         Ce n'est pas ainsi que l'été vient 

               Non, pas ainsi, sacré nom d'un chien.

 

O toi, ma fille, ma mère, ma femme, ma sœur

O toi qui a le soleil sur le front

       belle enfant aux yeux d'or

                             mon enfant aux yeux d'or,

Poussant des cris fous à tue-tête

l'été m'a filé sous le nez

sans que j'aie pu t'apporter

un bouquet de violettes mauves.

                Que veux-tu

                   les amis avaient faim

                   on a mangé l'argent des violettes.

 

 

Comme le scorpion, mon frère,

Tu es comme le scorpion

Dans une nuit d'épouvante.

Comme le moineau, mon frère,

Tu es comme le moineau,

dans ses inquiétudes.

Comme la moule, mon frère,

tu es comme la moule

enfermée et tranquille.

Tu es terrifiant, mon frère,

comme la bouche d'un volcan éteint.

Et tu n'es pas un, hélas,

tu n'es pas cinq,

tu es des millions.

 

 

 

 

Mon amour,

la tête base, les yeux grands ouverts,

dans le rougeoiement des villes incendiées,

par les moissons piétinées,

ils marchent,

bruit de pas à l'infini.

 

Et les hommes sont massacrés,

    plus aisément,

      plus facilement,

                      que les arbres et les bêtes.

 

Mon amour,

ce bruit de pas, ce massacre,

et pourtant...

J'ai souvent perdu et ma liberté et mon pain,

je t'ai souvent perdu, toi aussi,

mais du plus profond de la faim,

                    du plus profond des ténèbres,

                    du plus profond des clameurs,

je n'ai jamais perdu espoir

dans les jours qui viendront,

qui viendront frapper à notre porte

de leurs mains rayonnantes de soleil...

 

Je suis heureux d'être venu au monde.

J'aime sa terre et sa lumière,

                                sa lutte et son pain.

Notre univers,

j'en connais le diamètre à un centimètre près,

je sais qu'il n'est qu'un jouet

                              comparé au soleil,

pourtant, à mes yeux,

il est incroyablement grand.

Je voudrais le parcourir,

                        voir des étoiles,

                                         des poissons,

                                                                    des fruits inconnus.

Mais je n'ai connu l'Europe

que par les livres et leurs images...

 

J'aime mon pays.

J'ai marché sous ses platanes,

J'ai dormi dans ses prisons.

Seuls dissipent mon cafard

son tabac et ses chansons.

Mon pays :

Bedrettine, Sinan, Younous Emré.

Les coupoles de plomb et les cheminées d'usine

sont l'œuvre de mon peuple,

qui sait si bien rire de tout,

                          en douce.

 

Mon pays :

il est immense, mon pays,

on n'en finirait pas de le parcourir, vous semble-t-il.

Andrinople et Smyrne et Marache,

                                      Trébizonde et Erzouroum.

Le plateau d'Erzouroum,

je ne le connais que par ses chansons.

Et j'ai honte

de n'avoir jamais franchi le Taurus,

pour aller vers le sud,

vers les cueilleurs de coton.

 

Mon pays :

des trains et des chameaux, des Fords et des ânes chétifs,

des peupliers,

                       des saules,

                                                                   une terre rougeâtre.

 

Mon pays :

ses forêts de sapins, ses eaux si douces,

ses lacs de montagne où nagent les truites

truites d'une livre, sans écailles,

au corps d'argent qui rougeoie,

                           du lac d'Abant.

 

Mon pays :

les chèvres de la plaine d'Ankara,

l'éclat de leurs longs poils blonds et soyeux,

et les grasses noisettes de Giressoun,

et les pommes d'Amassya,

aux joues rouges et au parfum de mus

 

Et les olives,

                             et les figues,

                                                             et les melons,

et les raisins aux grappes bigarrées,

et les charrues de bois,

et les boeufs noirs.

Et puis

                                                les hommes de cette terre,

laborieux, honnêtes, courageux,

enfants admiratifs et joyeux

devant tout ce qui est beau et ce qui est bon,

le ventre creux,

presque esclaves,

les hommes de ma terre...

 

 

(Sélection de Marie Lautrou)


George Brassens
Chemins empruntés 4

DON JUAN
Gloire à qui freine à mort, de peur d'écrabouiller
Le hérisson perdu, le crapaud fourvoyé
Et gloire à don Juan, d'avoir un jour souri
A celle à qui les autres n'attachaient aucun prix
Cette fille est trop vilaine, il me la faut

Gloire au flic qui barrait le passage aux autos
Pour laisser traverser les chats de Léautaud
Et gloire à don Juan d'avoir pris rendez-vous
Avec la délaissée, que l'amour désavoue
Cette fille est trop vilaine, il me la faut

Gloire au premier venu qui passe et qui se tait
Quand la canaille crie haro sur le baudet
Et gloire à don Juan pour ses galants discours
A celle à qui les autres faisaient jamais la cour
Cette fille est trop vilaine, il me la faut

Et gloire à ce curé sauvant son ennemi
Lors du massacre de  la Saint-Barthélémy
Et gloire à don Juan qui couvrit de baisers
La fille que les autres refusaient d'embrasser
Cette fille est trop vilaine, il me la faut

Et gloire à ce soldat qui jeta son fusil
Plutôt que d'achever l'otage à sa merci
Et gloire à don Juan d'avoir osé trousser
Celle dont le jupon restait toujours baissé
Cette fille est trop vilaine, il me la faut

Gloire à la bonne sour qui, par temps pas très chaud
Dégela dans sa main le pénis du manchot
Et gloire à don Juan qui fit reluire un soir
Ce cul déshérité ne sachant que s'asseoir
Cette fille est trop vilaine, il me la faut

Gloire à qui n'ayant pas d'idéal sacro-saint
Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins
Et gloire à don Juan qui rendit femme celle
Qui, sans lui, quelle horreur, serait morte pucelle
Cette fille est trop vilaine, il me la faut

 


Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)
 
Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée
À Élémir Bourges

Le chat
Je souhaite dans ma maison :
Une femme ayant sa raison,
Un chat passant parmi les livres,
Des amis en toute saison
Sans lesquels je ne peux pas vivre.

Le lion
Ô lion, malheureuse image
Des rois chus lamentablement,
Tu ne nais maintenant qu'en cage
À Hambourg, chez les Allemands.

Le lièvre
Ne sois pas lascif et peureux
Comme le lièvre et l'amoureux.
Mais que toujours ton cerveau soit
La hase pleine qui conçoit.

Le lapin
Je connais un autre connin
Que tout vivant je voudrais prendre.
Sa garenne est parmi le thym
Des vallons du pays de Tendre.

La souris
Belles journées, souris du temps,
Vous rongez peu à peu ma vie.
Dieu ! Je vais avoir vingt-huit ans
Et mal vécus, à mon envie.

L'éléphant
Comme un éléphant son ivoire,
J'ai en bouche un bien précieux.
Pourpre mort !... J'achète ma gloire
Au prix des mots mélodieux.

La mouche
Nos mouches savent des chansons
Que leur apprirent en Norvège
Les mouches ganiques qui sont
Les divinités de la neige.

Le poulpe
Jetant son encre vers les cieux,
Suçant le sang de ce qu'il aime
Et le trouvant délicieux,
Ce monstre inhumain, c'est moi-même.

La méduse
Méduses, malheureuses têtes
Aux chevelures violettes
Vous vous plaisez dans les tempêtes,
Et je m'y plais comme vous faites.

Le hibou
Mon pauvre cœur est un hibou
Qu'on cloue, qu'on décloue, qu'on recloue.
De sang, d'ardeur, il est à bout.
Tous ceux qui m'aiment, je les loue.

La chèvre du Thibet
Les poils de cette chèvre et même
Ceux d'or pour qui prit tant de peine
Jason, ne valent rien au prix
Des cheveux dont je suis épris.

Le cheval
Mes durs rêves formels sauront se chevaucher,
Mon destin au char d'or sera ton beau cocher
Qui pour rênes tiendrz tendus à frénésie,
Mes vers, les parangons de toute poésie.

 

Hermann Melville1819-1891


Commémoration d'une bataille navale

Les marins sont de très noble naissance,

Et forts comme toute faveur ;

Discipline des armes rendent subtil et vague confère maîtrise.

Le damas peut darder son éclat

Prêtant l'ultime grâce :

Faucon, Chien et gentilhomme à l'épée,

Dans le portrait du Titien pour un roi

son race de chasseurs et guerrier.



Hôte choisit dans les salons mondains

En les années qui suivent la victoire,

Qu'il est doux de sentir sa renommée

À l'œil instinctif de la femme ;

Sérénité _ célèbre votre action

Qui parfume un vin d'ambre

Qui vit s'illumine de jours glorieux,

Riche comme les crépuscules bruns d'octobre,

Et fait resplendir le lieu nu.

 

Il est rare pourtant que la couronne de lauriers

Ne se conjugue aux sombres fleurs pensives ;

Lumière et ombre se partagent l'homme

Qui à la fin devient de marque,

À maintenir la nuit, l'impalpable étincelle.

Exulter il ne peut :

Il sent que les esprits qui vantaient sa valeur

Dorment dans l'oubli. _ Le requin

Glisse, blanc, sur la mer de phosphore.

 

Jules LAFORGUE
Poète Français (1860-1887)

La cigarette

Oui, ce monde est bien plat; quant à l'autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Ou l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chours de moustiques.

Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le cour plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.

 Jules Laforgue

 

 

Dylan Thomas 1914-1953


N’ENTRE PAS SANS VIOLENCE

DANS CETTE BONNE NUIT

 

N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit,

Le vieil âge devrait  brûler et s’emporter à la chute  du jour ;

Rager, s’enrager contre la mort de la lumière.

Bien que les hommes sages à leur fin sachent que l’obscur est mérité,

Parce que leurs paroles n’ont fourché nul éclair ils

N entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.

 

Les hommes bons passée la dernière vague, criant combien clairs

Leurs actes frêles auraient pu danser en une verte baie

Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.

 

Les hommes violets qui prirent et chantèrent le soleil en plein vol,

Et apprennent, trop tard, qu’ils l’ont affligé dans sa course,

N’entrent pas s ans violence dans cette bonne nuit.

 

Les hommes graves, près de mourir, qui vient de vue aveuglante

Que leurs yeux aveugles pourraient briller comme météores et s’égayer,

Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.

 

Et toi mon père, ici sur la triste élévation

Maudis, bénis-moi à présent avec tes larmes violentes, je t’en prie.

N’entre pas  sans violence dans cette bonne nuit.

Rage, enrage contre la mort de la lumière.

 

Ludovic Janvier

EMMA LA MER

Ces quelques minutes à longer la mer
c'était cruel en compagnie d'Emma
toujours à longer jamais allongés
toujours à bander jamais d'abandon
Emma me dit non parle-moi
parle-moi d'amour parle-moi d'Emma

tu ne veux pas parlons du temps qu'il fait
il fait un soleil à désespérer
mais avec Emma fini d'espérer
avant d'avoir seulement commencé
tu as tort Emma moi la douceur même
ou je ne sais pas parlons politique
dis-moi ce que tu lis en ce moment
elle a l'air inculte or elle a un cul
mais délicieux clair comme un sourire
ah qu'avec Emma ça devient amer
ces longues minutes à longer la mer

dans Doucement avec l'ange 2001

 


Gherasim Luca 1913- 1994

     Dans une des régions
les plus raffinées de l'esprit
     où je campais au pied de la lettre
     à une altitude de nul pied
     plane un petit nombre
     d'idées très particulières
     qu'il eût été dommage de ne pas saisir
     au vol de mes distractions

        -----------


(...)Je te lune

tu me nuage

tu me marée haute

Je te transparente

tu me pénombre

tu me translucide

tu me château vide

et me labyrinthe

Tu me paralaxe

et me parabole

tu me debout

et couché

tu m'oblique(...)


Paralipomènes 1976sim

 


Verte est l’eau, verte

La grave et voluptueuse musique du soleil ;

Les doigts pâles et fragiles d’une reine

Sur son corps s’abaissent et courent.

 

Dans ces lents couloirs de cathédrale

Noyée de lumière hachurée,

Il s’unit en de verts combats de caresses

Aux sirènes rousses et brunes.

 

En choisir une pour son lit

Tandis que le berce et l’endort

La musique faiblissante du soleil

Devenue requiem au prisme de la mer.

William Faulkner 1897-1962
Un rameau vert 1933

 


Stéphane Mallarmé


La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots ...
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !


« J'aimerais vivre avec Vous -
Dans une petite ville
Aux crépuscules éternels,
Aux éternelles cloches -
Avec la sonnerie délicate
D'une horloge ancienne - les gouttes du temps -
Dans une auberge de campagne.
Et le soir, quelquefois, d'une mansarde à l'autre -
Une flûte,
Et le flûtiste à la fenêtre.
Et de grandes tulipes aux fenêtres.
Vous ne m'aimeriez, peut-être, même pas. »



Marina Tsvétaïeva, Pour Akhmatova, in L'Offense lyrique & autres poèmes,



« Quand il n'y aurait que ces longs jours disparaissants, le dédain de la
louange et la haute surveillance contre l'injustice - et le matin qui se
disloque à la fenêtre et les pans d'arbres vifs sous la hache des trains

Quand il n'y aurait que l'homme debout, voué au jour, ceinturé de peau,
attendant du morfil des vents qu'il invente le défaut de l'âme [.]

Mais quand il n'y aurait que cela : la joie de l'enfant dès le début du jour
; et l'adulte passion de retrouver l'amour dont nous fûmes privés »


Michel Deguy, Fragment du cadastre in Ouï dire, Gallimard, Collection
Poésie, pp. 12-13.
Une voix


I

Tout cela, mon ami,
Vivre, qui noue
Hier, notre illusion,
À demain, nos ombres.

Tout cela, et qui fut
Si nôtre, mais
N'est que ce creux des mains
Où eau ne reste.

Tout cela ? Et le plus
Notre bonheur :
L'envol lourd de la huppe
Au creux des pierres.


Yves Bonnefoy, La Pluie d'été
in Les Planches courbes,
Gallimard, Collection Poésie, 2001,


Au porc-épic admirable.


Attention !

Le poison, les coups de bêches, la circulation, la civilisation,
Tout m’inquiète
Même si tu as
Pour toi- les levers de lune, les soirs où la lumière dure, le vol du héron, le chant de la nuit, la
chaleur de la terre et de madame hérisson.

Attention !

Toi, que l’armurier génial du règne animal a doté de la plus savante des cuirasses
Cheminant
Tu périras en nombre
Sans savoir pourquoi.

Au matin ,je te ramasserai
Tout plat.

  Gaetano Pesce.

 

 

Issa(1763-1827)

Le crapaud! on dirait
qu'il va vomir
un nuage

            *

la mère du moineau
lui réclamant son enfant
poursuit le chat

            *

Le vent du printemps découvre
les fesses
Du couvreur

            *

Se détachant dans le soir
sur le pâle ciel bleu
rang sur rang les montagnes d'automne

            *

L'arracheur de navets
montre le chemin
avec un navet

            *

Avec moi elle lute
A qui fermera les yeux le premier
la grenouille

*

Oie, oie sauvage
Tu l'as fait à quel âge
Ton premier voyage?

            *

comme mon cour est léger
 comme l'air est frais.

            *

du vin pour dormir
et que mes années s'en aillent
ou non que m'importe


 

Les poètes lèvent des mains
où tremblent de vivants vitriols,
sur les tables de ciel idole
s'arc-boute, et le sexe fin

trempe une langue de glace
dans chaque trou, dans chaque place
que le ciel laisse en avançant.

Le sol est tout conchié d'âmes
et de femmes au sexe joli
dont les cadavres tout petits
dépapillotent leurs momies.


Antonin Artaud, L'Ombilic des limbes

 

 
  Toit

Tiens non ! J’attendrai tranquille,
   Planté sous le toit,
Qu’il me tombe quelque tuile,
   Souvenir de Toi !

J’ai tondu l’herbe, je lèche
   La pierre, – altéré
Comme la Colique-sèche
   De Miserere !

Je crèverai – Dieu me damne – !
Ton tympan ou la peau d’âne
   De mon bon tambour !

Dans ton boîtier, ô Fenêtre !
Calme et pure, gît peut-être...
........................................
   Un vieux monsieur sourd


Tristan Corbière
Les Amours jaunes

 


A une passante 

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Charles BAUDELAIRE (1821-1867)

 

  Eugène Guillevic

Regarder


Avant de regarder
Par la fenêtre ouverte,

Je ne sais pas
Ce que ce sera.

Ce n’est pas
que ce soit la première fois.

Depuis des années
Je recommence

Au même endroit,
Par la même fenêtre.

Pourtant je ne sais pas
Ce que mon regard, ce soir,

Va choisir dans cette masse de choses
Qui est là,
Dehors.

Ce qu’il va retenir
Pour son bien-être.

Il peut aller loin.


Peu de couleurs.
Peu de courbes.

Beaucoup de lignes.
Des formes,

Accumulées
Par des générations.


Je laisse à mon regard
Beaucoup de temps,
Tout le temps qu’il faut.

Je ne le dirige pas.
Pas exprés.


J’espère que ce soir
Il va trouver de quoi :

Par exemple
Un toit, du ciel.

Et que je vais pouvoir
Agréer ce qu’il a choisi,

L’accueillir en moi,
Le garder longtemps.

Pour la gloire
De la journée.

Etier, éd. Gallimard, 1978

  
Andrée Chédid


Jusqu'aux bords de ta vie

Tu porteras ton enfance

Ses fables et ses larmes

Ses grelots et ses peurs



Tout au long de tes jours

Te précède ton enfance

Entravant ta marche

Ou te frayant un chemin


François Villon

Ballade de merci

 À Chartreux et à Célestins,

À Mendiants et à Dévotes,

À musards et claquepatins,

À servans et filles mignottes

Portants surcots et justes cottes,

À cuidereaux d'amour transis,

Chaussants sans méhaing fauves bottes,

Je crie toutes gens mercis.

 

À fillettes montrant tétins,

Pour avoir plus largement hôtes,

À ribleurs, mouveur de hutins,

À bateleurs, traînant marmottes ;

À fols, folles, à sots et sottes,

Qui s'en vont sifflant six à six,

À vessies et mariottes,

Je crie à toutes gens mercis.

 

Sinon aux traîtres chiens mâtins

Qui m'ont fait chier dures crottes

Mâcher maints soirs et maints matins,

Qu'ore je ne crains pas trois crottes.

Je fisse pour eux pets et rottes,

Je ne puis car je suis assis.

Au fort pour éviter riottes,

Je crie à toutes gens mercis.

 

Qu'on leur froisse les quinze côtes

De gros maillets forts et massis,

De plombée et tels pelotes

Je crie à toutes gens mercis.

 TESTAMENT

 

 

Marina Tsvetaeva1892-1941

Tel est fait de pierre, tel est fait d'argile,
Mais moi, je m'argente et scintille
Je m'occupe de trahir, je m'appelle Marine,
Je suis la fragile écume marine
Tel est fait de pierre, tel est fait de chair.
Pour eux cercueils et pierres tumulaires;
Dans les fonds marins baptisée
Je suis, dans mon envol, constamment brisée!

Au travers des coeurs, au travers des rêts,
Mon bon plaisir perce son chemin
Moi - Vois-tu ces boucles déchaînées?
Je ne suis point faite de dépôts salins,
Me brisant sur vos genoux de granit,
A chaque vague je ressuscite.
Que vive l'écume, joyeuse écume,
La haute écume marine.

 

  
TU ES PLUS BELLE QUE LE CIEL ET  LA MER

Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir

Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises

Il y a I'air il y a le vent
Les montagnes l'eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre

Apprends a vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends
Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire
Siffler
Et apprendre à travailler

Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t'en

Je prends mon bain et je regarde
Je vois la bouche que je connais
La main la jambe Le l'oil
Je prends mon bain et je regarde

Le monde entier est toujours là
La vie pleine de choses surprenantes
Je sors de la pharmacie
Je descends juste de la bascule
Je pèse mes 80 kilos
Je t'aime


Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1924

 


Extrait de I remember de Joe Brainard

( c'est ce livre, prêté par Harry Mathews, qui inspira Je me souviens à Georges Perec )


Je me souviens des vestiaires et de l'odeur des vestiaires.

Je me souviens d'un sol de ciment peint en vert foncé couvert de traces de pas mouillés allant dans toutes les direc­tions. De serviettes blanches et minces. De peu de regards échangés.

Je me souviens d'un garçon avec une bite absolument énorme. Et il le savait. Il était toujours le dernier à être habillé. (Mettant ses chaussettes d'abord.)

Je me souviens que je m'habille complètement avant de mettre mes chaussettes.

Je me souviens de Gene Kelly comme “ n'ayant pas de paquet ” .

Je me souviens du scandale que causa le costume de Jane Russell dans The French Line.

Je me souviens de Jane Russell en pin-up sur une photo en couleurs à déplier dans Esquire, avec une épaule dénudée et à moitié renversée 
sur une botte de paille.

Je me souviens.

 


Francis Ponge 1899-1988

 PLAT DE POISSONS FRITS

 

Goût, vue, ouïe, odorat…

C'est instantané :

Lorsque le poisson  de mer cuit

à l'huile s'entrouvre, un jour

de soleil sur la nappe, et que les

grandes  épées qu'il comporte

sont prêtes à joncher le sol,

que la peau se détache comme

la pellicule impressionnable

parfois de la plaque exagérément

révélée (mais tout ici est

beaucoup plus savoureux), ou

(comment pourrions-nous dire

encore?)…Non, c'est trop bon!

Ça fait comme une boulette

élastique, un caramel de peau

de poisson bien grillé au fond de la poêle…

 

Goût, vue, ouies,  odaurades:

cet instant safrané…

C'est alors, au moment qu'on

s'apprête à déguster les filets

encore vierges , oui ! Sète alors

que la haute fenêtre s'ouvre, que

la voilure claque et que le pont

du petit navire penche

vertigineusement sur les flots,

Tandis qu'un petit phare de vin

Doré _ qui se tient bien vertical

sur la nappe _ luit à notre

portée.


René Char  1907-1988


Nous ne sommes tués que par la vie
La mort est l'hôte. Elle délivre la maison de son enclos et la pousse
à l'orée du bois.

Soleil jouvenceau, je te vois ; mais là ou tu n'es plus.
 Contre une maison sèche.

 


PERMANENT INVISIBLE

 Permanent invisible aux chasses convoitées,

Proche, proche invisible et si proche à mes doigts,

Ô mon distant gibier la nuit où je m’abaisse

Pour un novice corps à corps.

Boire frileusement, être brutal répare.

Sur ce double jardin s’arrondis ton couvercle.

Tu as la densité de la rose qui se fera.

 

Le nu perdu

Jude Stéphan

 


Arthur Rimbaud 1854-1891

À UNE RAISON

 Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons

et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur

en marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne,

__ le nouvel amour !

"Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le

temps ", te chantent ces enfants.

" Élève n'importe où la substance de nos fortunes et

de nos vœux" on t'en prie,

Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.

 


Robert Pinget

Cher mystique dit-il à quelqu'un ne t'inquiète de rien, à force de

brûler tu finiras bien

par être en cendres.

 Tout ça ne décolle toujours pas. 

L'ange du matin reste muet celui du midi bavarde.

Attendre l'ange du soir.

Et s'endormir.

 

Vous dites le silence est l'arme du diable.

Mais est-ce que le diable existe, cher monsieur?

Oui, à voir votre gueule.

 

Ayant oublié toute prétention à la littérature monsieur Songe s'avise

un jour que plus rien

ne l'intéresse. Seul en fin d'après-midi le déclin du soleil le

réconforte.

Il devrait donc dans son carnet ne noter que la couleur du ciel, la

forme des nuages, l'heure du coucher.

 

Ne désespérerez pas cher ami. À force de mourir votre enfance

renaîtra

 

Quitte à vous attirer quelques rires.

O

Prenez garde. À tant battre votre coulpe vous finirez par être coupable.

(Taches d'encres)

 


Raymond Queneau 1903-1976

 

DROLE D’ANIMAL

 

Au fond des fourrés de la fôret

il y a un drôle d’animal

il est sensible insensible ni bien ni mal

il n’attaque pas son semblable

ni l’autre

il ne ratisse pas le végétal

pour sa consommation courante

souvent il reste là

ou bien ici

il se reproduit sans histoires

il existe

parfois il murmure

dans les feuilles

 

 


Arthur Miller

Matisse

 Il est le sage à l’esprit clair, le voyant léger qui , d’un mouvement de pinceau détruit l’écheveau hideux auquel le corps de l’homme
 est enchaîné par les faits irréversibles de la vie. Il est l’homme qui,si quelqu’un possède ce don de nos jours,a le courage de sacrifier
 une ligne harmonieuse afin de déceler le rythme et le murmure du sang,il est celui qui sait la lumière en lui et lui laisse inonder le clavier des couleurs…

Tropique du   Cancer

 

 
Benjamin Péret   (1899-1959)

LES ENFANTS RIENT

MAIS QUE FONT LEURS PARENTS ?

 Souple corvette de mon cœur

L’acide te dévore

Faute  de veau on fauche le foin

Mais

Souple corvette de mon cœur

Ménage le sel

Le sel te dévore

Souple corvette de mon cœur

Prends garde

On construit des maisons

Un peu partout

Sur le sable des moulins

Sur le ventre des femmes

Et les enfants naissent sous les yeux des tortues

Prends garde

Souple corvette de mon cœur

Voici l’époque de la moisson.

 

 


Pierre Reverdy 1889-1960

A DOUBLE TOUR


je suis si loin des voix
Des rumeurs de la fête
Le moulin d'écume tourne à rebours
Le sanglot des sources s'arrête
L'heure a glissé péniblement
Sur les grandes plages de lune
Et dans l'espace tiède étroit sans une faille
je dors la tête au coude
Sur le désert placide du cercle de la lampe
Temps terrible temps inhumain
Chassé sur les trottoirs de boue
Loin du cirque limpide qui décline des verres
Loin du chant décanté naissant de la paresse
Dans une âpre mêlée de rîtes entre les dents
Une douleur fanée qui tremble à tes racines
je préfère la mort l'oubli l'a dignité
je suis si loin quand je compte tout ce que j'aime

 

le chant des morts 1945

 


Feng Zhi1905-

  Notre vie en cet instant sera

L'image de la première étreinte :

Peine et joies passées se fondront

Dans une forme unique et sans faille.

 

Nous envions ces fragiles insectes

Dont , consommé le seul accouplement

Ou affronté l'unique péril,

 

S'achève la merveilleuse vie. Ainsi

Nous attendons ,notre vie durant, que

Souffle l'ouragan, surgisse la comète.

 

 Henri Thomas

LES VEILLÉES DES GRANDS

ENSEMBLES

 

Reine du monde est  la Trouille 

Qui prit l'oubli pour mari,

Ensemble ils firent l'Histoire

Dont nous sommes les petits

Qui cherchons dans la nuit noire

Le pape qui a promis

Qu'on verrait finir en gloire,

Hosanna ce sac d'embrouilles.

 

À quoi tu penses

 

Federico Garcia Lorca1898-1936

COQUILLAGE

 

On m'a offert un coquillage


Il y chante

Une mer de mappemonde

Et l'eau emplit mon cœur

avec ses petits poissons

d'ombre et d'argent.

.

On m'a offert un coquillage.


Etienne Jodelle 1532-1573

                                        Sonnet


Je me trouve et me pers, je m'asseure et m'effroye,
En ma mort je revi, je voy sans penser voir,
Car tu as d'éclairer et d'obscurcir le pouvoir,
Mais tout orage noir de rouge éclair flamboye.

Mon front qui cache et monstre avec tristesse, joye,
Le silence  parlant, l'ignorance au sçavoir,
Tesmoignent mon hautain et mon humble devoir,
Tel est tout cour, qu'espoir et desespoir guerroye.

Fier en ma honte et plein de frisson chaloureux,
Blasmant, louant, fuyant, cherchant,l'art amoureux,
Demi-brut, demi-dieu je suis devant ta face,

Quand d'un oil favourable et rigoureux, je croy,
Au retour tu me vois, moy las ! Qui ne suis moy :
Ô clair voyant aveugle, ô amour, flamme et glace 

  
Fernando Pessoa1888-1935
 

 Soyons simples et calmes

Comme les ruisseaux et les arbres

Et dieu nous aimera

Nous rendant

Beaux comme les arbres et les ruisseaux

Et il nous donnera la verdeur de ses printemps et

un fleuve où se jeter lorsque viendra la fin



Le gardeur de troupeau

 

 

Pierre Albert-Birot 1876-1967

AUX JEUNES POETES

POEME GENRE DIDACTIQUE

 

Pour faire un poème

Pardonnez-moi ce pléonasme

Il suffit de se promener

Quelquefois sans bouger

 

Regardez dehors et dedans

Avec toutes les cellules

De votre vous

 

Et voici que vous êtes riche

 Mais n'en dîtes rien à personne

Pour aujourd'hui

Ne faîtes pas le nouveau riche

Apprenez les bonnes manières

Car la fortune est peu de chose

A qui ne sait pas s'en servir

 

Vous voici fécondés

Travaillez façonnez polissez assemblés

Tous ces immatériels matériaux

 

Maintenant

Que vous avez reçu le monde en vous

Portez le monde qui va naître

 

Obéissez

Parfois aux lois des autres

Parfois aux vôtres

Parfois encore et surtout

 

À  la Loi 

Qui n'est ni des autres ni de vous

 

Et vous serez aimés

Des mots des sons des rythmes

Qui s'ordonneront pour vous plaire

 

Soyez triple comme un dieu

Ou plutôt comme une mère

Et naîtra le poème

 

Mais j'aurais dû tout simplement vous dire

Copiez copiez

Religieusement

La Vérité que vous êtes

Et vous ferez un poème

À condition que vous soyez poète

 

La lune ou le livre des poèmes

 

 
Jacques Prévert en  1945

  DIMANCHE

  Entres les rangées d’arbres de l’avenue des Gobelins

Une stature de marbre me conduit par la main

Aujourd’hui c’est dimanche les cinémas sont pleins

Les oiseaux dans les branches regardent les humains

Et la statue m’embrasse mais personne ne nous voit

Sauf un enfant aveugle qui nous montre du doigt.

 


par amour

des hommes meurent

et moi je m’use en dedans

comme peu d’eau sous les galets d’une rivière

avec les mois avec les jours avec le temps

 

Kasa     poète japonais VIIIe siècle

 

William Cliff

COÎT


Alors tu sens…tu sens ma bitte dans ton trou de balle

Tu sens mon gland qui frotte et masse ta prostate

Tu n'es qu'à moi tu n'iras pas courir ailleurs

Hein ? sinon tu sentiras du fouet sur ta chair

Tu sentiras, mes ongles mettre tes fesses en sang

Et ton corps enchaîné au wécé tout un an.

 

Bave-moi dans la bouche que tu n'aimes que moi !

Ah ! soupire et gémis ! Aboie-moi ton amour

Avant que tout finisse en sperme gaspillé

Dans la merde inutile de ton cul sans bébé.

 

Gratte -toi les pieds délecte-toi de l'odeur

Cueillie aux coins les plus sordides de ton corps

C'est tout ce qui te reste, je suppose alors

Goûte et savoure cette abjection avant que mort

S'ensuive et vide ta vie aux charniers encor

Plus vils, à la vermine qui te baisera encor

Plus fort.

 

Henri Michaux 1899-1984

  MES OCCUPATIONS


Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non. J’aime mieux battre.

Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.

En voici un.

Je te l’agrippe, toc.

Je te le ragrippe,toc.

Je le pends au porte- manteau.

Je le décroche.

Je le repends.

Je le redécroche.

Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe.

Je le salis, je l’inonde.

Il revit.

Je le rince, je l’étire(je commence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l’introduis dans mon verre, 
et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : « Mettez-moi donc un verre plus propre. »

Mais je me sens mal, je règle promptement l’addition et m’en vais.

La nuit remue 1935

 


Ossip Mendelstam1891-1938

 
L'immense abîme est sombre et transparent,

la fenêtre langoureuse blanchit .

Qu'est-ce qui fait le chœur si lentement

Et si obstinément s'appesantir,

 

Tantôt il coule vers le fond de tout son poids,

Ayant du cher limon la nostalgie,

Ou, brin de paille, il remonte soudain

Et fait surface sans effort.

 

Avec une feinte douceur, reste au chevet

Et sois toute ta vie par toi-même bercé.

Souffre de ton angoisse comme d'une fable

Et sois tendre avec le superbe ennui.

 

Tristia 1910