L'ultime geste pour les croyants,
à la fin du
voyage, Huit siècles et combien de doigts?
consiste à toucher avec la main le pilier
central du magnifique portique de la cathédrale, comme un nageur qui vient toucher le rebord de la piscine.
Les anciens pèlerins, par ce geste séculaire
sans cesse répété, ont laissé
l'empreinte profonde de leurs doigts dans le marbre où les nouveaux viennent y
poser les leurs. Nous avons découvert ce rituel à l'occasion d'un
premier voyage, un jour de jubilé qui a lieu tout les 7 ans, le 25
juillet (St Jacques). Foule immense dans toute la ville et bien
sûr à la cathédrale où la file d'attente pour
atteindre le fameux pilier est de une ou deux heures. De nombreux jeunes
Espagnols partis en groupe
de
Roncevaux, terminent leur pèlerinage ce jour là. Leur attente dans
la file fait encore partie de leur
voyage et prolonge leur plaisir. La vision que j'ai eu de leur
arrivée et l'émotion qui s'en dégageait m'ont impressionné plus
que je ne pourrais dire. Ces jeunes, qui
touchaient au but auquel ils avaient pensé pendant un mois d'efforts,
riaient et plaisantaient ; mais, tout à la fois, garçons et
filles, ils pleuraient abondamment, sans retenue.
( Larmes
sans douleurs et sans fin/ que vous pleurez en souriant!)
Bien sûr,
pleurer de joie ça existe, mais cela n'arrive pas souvent dans une
vie! J'ai rarement vu une joie aussi pleine mêlée sûrement
d'autres sentiments qu'ils sont les seuls à connaître. C'est dans ces rares et brèves visions que l'incroyant
envie ceux qui ont la foi. A nous, il reste la
foi dans l'imaginaire, nos rêves et l'humanité, celle qui croit et
celle qui ne croit pas.
J'y suis retourné d'autres fois. Par une triste journée
d'octobre, la cathédrale était déserte, le pilier solitaire et froid,
aucune émotion ne s'en dégageait; moi qui n'aime pas la foule je dois
bien admettre que ce n'est pas de lui qu'émanait l'émotion.
La colonne sacrée attend imperturbable
Le flux des pèlerins qui viendra s'enrouler
Après tant de journées passées à espérer
Et à imaginer l'arrivée triomphale.
Un ange qui sourit dans la voûte idéale
Attend depuis toujours les jeunes gens en pleurs,
Riants, victorieux devant la cathédrale,
Bourgeons miraculeux qui deviennent des fleurs.
C’est avec nos amours qu’il nous faudra partir
Car le bonheur parfait ce n’est
pas qu’un spectacle
Il est au fond de nous
impatient de sortir
Quand l’étincelle fait s’accomplir
le miracle.
Sur la place de
Santiago
C'est l'arrivée à Santiago sur la place de la cathédrale, le
lieu ultime de toutes les émotions. De gauche à droite : un couple s'éloigne,
la femme vient d'arriver et, en découvrant son compagnon qui était venu
l'attendre en se tenant bien à l'écart, a poussé un hurlement de victoire
magnifique et prolongé ; l'homme au premier plan est un récidiviste (comme moi
!), il est calme et serein; la femme avec les bretelles jaunes qui porte son
petit bébé sur son ventre et pousse une poussette, vient à pied d'Allemagne
avec son mari qui est devant ; le couple avec la femme en rouge s'est
agenouillé et a longuement embrassé le sol (ils viennent de Hollande); le
groupe de quatre amis à gauche s'est bruyamment congratulé et s'est
photographié dans toutes les configurations possibles. Beaucoup s'assoient ou
s'allongent longuement au centre de la place comme des vainqueurs qui n'arrivent
plus à quitter le terrain de leurs exploits. L'euphorie va durer quelques
heures puis viendra la cassure du retour ; les retours sont parfois plus
aventureux que les départs!
Certains, très peu, refont le chemin inverse comme les anciens
pèlerins ; lorsqu'on les croise, ils ont la noblesse et le sourire de ceux qui
savent ! Vu en chemin, deux hommes partis d'Alès avec cinq chevaux et tout leur
bivouac ; six mois de voyage, 3 aller + 3 retour par la côte! Ils me disaient
que c'était le voyage de leur vie ; pour tous les autres aussi sûrement.
L'escadrille
des aigles:
Cette partie sauvage
du nord de l'Espagne (la méséta) est extrêmement riche... en oiseaux de toutes
sortes : beaucoup de
rapaces, d'oiseaux migrateurs et notamment de cigognes présentes au printemps
et en été. Après
Castrojériz les pluies abondantes avaient rendu le petit col très difficile aux marcheurs et
impraticable aux VTT malgré
un essai avec 5 cm de glaise collante autour des pneus !
Une petite route magnifique permet d'éviter ce passage (on traverse le village
de Matajudos : tueur de juifs; après Matamore ça fait beaucoup!). J'y ai fait une première rencontre surprise, un pèlerin Brésilien seul et en
vélo (très rare); mais c'est surtout la seconde qui m'a émerveillé: paysage
et ciel sublime, totalement isolé et sur une petite crête
à environ 50m, une vingtaine d'aigles (2x10 !) alignés, immobiles ; j'ai
d'abord pensé à une publicité comme ces taureaux que l'on voit souvent se
découper en silhouette. Mais, très vite, à notre vue un premier a pris lourdement son envol en décrivant
une boucle au dessus de nous comme un avion qui prend le vent; puis, régulièrement, les autres ont
suivis, un par un, décrivant toujours la
même trajectoire ; seule concession à la régularité, les départs étaient aléatoires
dans l'alignement (sans doute une hiérarchie). Cela a duré
plusieurs minutes étonnantes; ils sont montés très rapidement et très haut
dans le ciel. Pas de photo, mais sans regrets car
cette beauté vivante et les sensations
qu'elle procure peuvent difficilement se saisir ; l'ami Brésilien n'était
pas plus étonné que ça! Ce qui l'étonnait, lui, c'est le très grand nombre
d'églises sur le chemin! Curieusement, les animaux sont plus effrayés par des
marcheurs placides que par des voitures ou des vélos, sauf s'ils s'arrêtent.
Voici
la colline où se situe le petit col,
la "route des aigles" passe à droite.
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Coca-cola sur le chemin :
Il y a quelques années on
disait:"un jour il y aura sur le chemin des distributeurs de boissons
gazeuses tous les 100m".
On n'en est pas encore là et de loin ! Malgré tout, sur certains tronçons,
notamment vers la fin, en Galice, où la fréquentation devient plus importante
on a bien un appareil tout les 2 ou 3 km. On peut s'en offusquer et le regretter
;
cependant, ayant parcouru cette partie certaines journées où la température
approchait les 40°C, j'ai honte d'avouer le plaisir que j'ai eu à succomber de
nombreuses fois à cette tentation. On n'arrêtera
pas le "progrès"!
 
Choses vues au col de la croix de fer:
C'est dans
ce col que je l'ai aperçu la première fois : c'était au loin, un petit point
immobile, planté dans cette montée mythique du chemin. Arrivé à sa hauteur
j'ai découvert, dans ce paysage grandiose et désert, un homme, la quarantaine,
espagnol "à l'ancienne", dans un fauteuil roulant, à l'ancienne
également, avec les pédales actionnées avec les mains. La pente était telle
qu'il avait du mal à ne pas redescendre. Un échange bref et sympathique pour
qu'il me fasse comprendre que tout était pour le mieux dans le meilleur des
mondes ! Ce qu'il
venait de faire était très dur, mais connaissant le chemin, ce qui l'attendait
était bien pire. Au sommet, avec un couple de pèlerins en vélo qui l'avait
aussi doublé, nous étions convaincus qu'il n'y arriverait pas. La suite est une
interminable descente de plus de 1000 m de dénivelé sur près de 20 km, très
pénible pour les marcheurs, très périlleuse pour les cyclistes. Arrivé au refuge
de Pontferrada vers 16 h.... Le soir, vers 21h, arrivée de "l'espagnol à
l'ancienne": nous l'avons aidé à descendre de sa voiturette, pas un mot sur son épopée, tout
était pour le mieux...
Le parc à vélo du refuge avec la voiturette à gauche.
-
La
pèlerine claustrophobe :
Je l'ai rencontrée dans un petit refuge situé dans un petit village de la plus
petite province d'Espagne, la Rioja. Le village s'appelle Azofra et la pèlerine, petite
également, tonique et sympathique surtout, portait un sac de 16 kg ! (abandonnons
le superflu, nous voyagerons léger!) Depuis son
départ des Alpes elle avait toujours couché sous une petite tente un peu à
l'écart du chemin et sans jamais avoir d'ennuis. Ce soir là, un orage impressionnant
l'a convaincu de braver la promiscuité et
l'enfermement et de coucher dans le refuge.
Celui-ci étant bien sûr complet à mon arrivée, j'eus la chance de pouvoir
coucher dans l'église attenante avec un confortable matelas fournie par la sœur
du curé. Église superbe avec à côté de moi tous les préparatifs d'une
procession du lendemain, un harmonium comme table de
nuit, comme veilleuse des dizaines de petites bougies rouges et par dessus tout,
un silence religieux.
Au matin, après cette douce nuit, j'ai découvert à
l'extérieur, sous le porche de l'église, dormant dans son duvet après avoir
quitté son lit, la pèlerine
claustrophobe.
Choses
vues dans la montée de Cébreiro:
Dans cette montée aussi célèbre que dure, on rencontre souvent des
voyageurs sans bagages : ce sont les participants de voyages organisés qui font
le voyage à Compostelle depuis leur pays d'origine en une
semaine. Ils effectuent à pied quelques tronçons remarquables ; le car les
laisse au bas et les reprend en haut. Parfois avec ces groupes on rencontre
des "faux pèlerins" professionnels déguisés, avec la grande cape
marron et le chapeau caractéristique (on en voit surtout à Compostelle où
l'on peut aussi louer le costume pour se faire photographier !). Lors d'une
pause dans la montée apparut, précédent un groupe, un
spécimen dans la tenue réglementaire avec cape, long bâton, calebasse, sandales
etc. Je lui lançais une plaisanterie, il me répondit avec une voix caverneuse,
d'outre tombe. Il avait un gros tube qui sortait de son cou et un cancer de la gorge
en phase terminale. Il n'arrêtait pas de "parler"; je n'ai presque
rien compris, seulement que c'était son dernier voyage (ùltimo viaje).
  De
ne pas arriver n’ayons pas de remord
Puisque
dés la naissance nous allons vers la mort.
Épuisons
les ardeurs de toutes nos passions
Ce
sera pour toujours notre consolation.
Boucherie canine :
Parmi
les particularités françaises que nous ne percevons plus et qui
doivent nous être révélées par des étrangers qui les
découvrent, figure, en bonne position, l'omniprésence des chiens.
Leur
vitalité et leur agressivité tout au long du chemin en
France fait
plaisir à voir et à entendre. La question la plus fréquente que
se pose le pèlerin n'est pas existentielle mais bien concrète: est-ce que le chien qui aboie est bien attaché ou enfermé. Le fait d'être
situé sur un passage fréquent et régulier ne diminue en rien leur
hargne; à croire qu'il existe un vieux contentieux avec les anciens
pèlerins; on comprend enfin l'utilité du long bâton. Un jeune
Suisse me disait que cela le traumatisait tellement que la nuit il rêvait
qu'il ouvrait une boucherie canine! Cette situation n'existe pas en
Espagne. On dit souvent que les chiens ressemblent à leurs
maîtres; j'espère que cette idée reçue est fausse.
Atterrissage en
douceur
Un des
plaisirs du chemin se trouve dans les nombreuses rencontres et
échanges que l'on y fait. La situation incline à s'intéresser à l'essentiel,
à être plus lucide et attentif
à ses sentiments; la coupure avec le quotidien et ses repères
incite à l'ouverture et au partage. La plupart de ces contacts
sont éphémères, ce qui les rend uniques et précieux. Parmi ces
rencontres, un jeune retraité, heureux et très content de
parler, avec qui j'ai marché une petite heure. Nous avons surtout
évoqué le plaisir de redécouvrir les paysages sonores dont nous prive la
vitesse : des voix humaines aux chants des oiseaux, du murmure des
ruisseaux au bruit inquiétant du vent dans les maïs séchés que
nous traversions. Il me dit qu'il
avait passé sa vie à piloter des Boeings à 800 km/h aux quatre
coins de la terre et que son rêve, qu'il réalisait, était de
marcher à 5 km/h jusqu'à St Jacques. Il m'a demandé avec le
compteur du vélo de lui indiquer sa vitesse; il marchait bien à 5 km/h
et de bon cœur!
-
Règlements
de compte à Sahagun
L'attitude des espagnols vis
à vis des pèlerins est plutôt l'indifférence ou la discrétion.
Il faut dire que l'accroissement considérable de leur nombre depuis
peu de temps a réussi à banaliser un voyage qui est loin de
l'être ! Néanmoins chaque fois que j'ai eu à solliciter une
information ou un service j'ai toujours rencontré beaucoup de
disponibilité et de gentillesse: de la personne qui se déroute
pour vous remettre sur le bon chemin, au mécanicien qui arrête
pendant plus d'une heure son travail pour réparer votre vtt sans
rien accepter en échange. Lors d'une étape dans la jolie petite
ville de Sahagun (le Cluny espagnol) nous avons assisté le soir à
une sympathique fiesta avec encierro (lâcher de toros dans les rues), musique et
bodégas. Le matin, au lever du jour (mi-juin), départ des pèlerins
du refuge. Dans la rue principale la féria se termine, l'ambiance
et les sens sont très chauds. La procession des pèlerins parmi les fêtards
excités rappelle
l'encierro de la veille; il n'y eut pas de coup mais ce fut limite;
beaucoup d'agressivité et de ressentiment, plus en tout cas que ne
pouvait l'expliquer l'alcool. Pour certains espagnols le pèlerin représente un oisif qui a bien du temps à perdre, mais surtout,
dans des lieux à l'écart qui n'ont pas connu l'émancipation
d'autres régions, ils sont toujours associés à des pratiques réactionnaires
telles qu'elles existaient il y a une vingtaine d'années.
Avantage des Vtt sur les marcheurs, nous avons fait un grand détour
pour éviter le comité d'accueil; mais, ce matin, le vernis s'est
un peu craquelé; c'est peut-être mieux que l'indifférence !
Dans Sahagùn ville frontière
Nous abordons le grand chemin
Les toros sont alors nos frères
Quand nous partons dans le matin.
Vers le Levant ou le Couchant?
La moyenne
d'âge des pèlerins, si l'on excepte les mois d'été où les
jeunes espagnols sont très nombreux, est proche de la soixantaine !
Autrefois, existaient les voyages initiatiques qu'effectuaient les très
jeunes gens, comme compagnon par exemple ou même comme artiste. Plus
prés de nous les années 60, par la démocratisation des voyages,
l'émancipation de la jeunesse, l'attirance de nouvelles cultures ou
religions et la présence alors de stimulantes utopies, ont été
l'âge d'or de ces voyages. Les destinations étaient le plus
souvent le proche ou moyen orient, de la Turquie à l'Inde, en
passant par l'Iran et l'Afghanistan ! On a du mal à imaginer que
tous ces pays pouvaient se traverser en voiture sans trop de problèmes.
A présent ces pays sont fermés ou sont devenus des destinations
touristiques formatées comme la Turquie; surtout, les voyages
sont"organisés" quand il ne sont pas
virtuels!
Ces voyages vers le Levant ont, depuis peu, été remplacés par celui vers le
Couchant ; à la réflexion, les vieux pèlerins d'aujourd'hui sont
sûrement ces jeunes routards des années 60 !
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