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Tout simplement des textes qui m'ont intéressé, accroché, séduit, ému...
 L'expression "grands textes" (qui est, bien-sûr, un titre de Pessoa) est mise ici en opposition aux "petits textes" et non pour leur notoriété ou leur prestige (l'un n'empêchant pas les autres!).
Ajout de textes au fur et à mesure... les derniers sont les premiers...


 Le visage

La connaissance révèle, nomme et, par là même, classe. La parole s’adresse à un visage. 
La connaissance se saisit de son objet. Elle le possède. La possession nie l’indépendance de l’être, 
sans détruire cet être, elle nie et maintient. Le visage, lui, est inviolable ; ces yeux absolument sans protection, partie la plus nue du corps humain, offrent cependant une résistance absolue à la possession, 
résistance absolue où s’inscrit la tentation du meurtre : la tentation d’une négation absolue. 
Autrui est le seul être qu’on peut être tenté de tuer. Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage. Voir un visage, c’est déjà entendre : « Tu ne tueras point ». 
Et entendre : « Tu ne tueras point », c’est entendre : « Justice sociale ». (...)

L’universalité est instaurée par ce fait, après tout extraordinaire, qu’il peut y avoir un moi qui n’est pas moi-même, un moi vu de face : la conscience, par ce fait extraordinaire qu’un moi souverain, envahissant le monde naïvement, aperçoit un visage et l’impossibilité de tuer. La conscience, c’est l’impossibilité d’envahir la réalité comme une végétation sauvage qui absorbe ou brise ou chasse tout ce qui l’entoure. 
Le retour sur soi de la conscience n’équivaut pas à une contemplation de soi, 
mais au fait de ne pas exister violemment et naturellement, au fait de parler à autrui.

 

Emmanuel Lévinas.


Pour Levinas, l'éthique n'est pas recherche de perfectionnement ou d'accomplissement personnel mais la responsabilité à l'égard d'autrui à laquelle le moi ne peut échapper et qui est le secret de son unicité : 
personne ne peut me remplacer dans l'exercice de cette responsabilité. Mais de quoi parle-t-on ici quand on parle d'autrui ? Il n'est ni l'élément d'une espèce, ni un concept ou une substance et ne se définit pas par son caractère, sa situation sociale ou sa place dans l'histoire. Il n'est pas objet de connaissance, de représentation, de compréhension, pas même l'objet d'une description (il n'y a pas de phénoménologie d'autrui).
Autrui est d'abord un visage. Mais le visage n'est pas ce masque qu'on pourrait regarder comme on regarde un objet quelconque. Le visage est expression, discours. Visage est parole, demande, supplication, commandement, enseignement. Quand je regarde une personne, je ne vois pas ses yeux mais je suis transporté dans un au-delà qui me révèle l'idée d'infini que je ne peux trouver en moi-même. Rien n'est plus étrange, ni plus étranger que l'autre. Il est l'inconnaissable. La compréhension d'autrui est inséparable de son invocation, l'injonction éthique, qui a sa source première dans le fait qu'autrui me regarde. Le visage oblige, commande : 
il exige réponse, aide, sollicitude. Bref, il implique la responsabilité à l'égard d'autrui. Alors que chez Sartre, l'irruption d'autrui renvoie au conflit des regards (chacun peut transformer l'autre en objet), chez Levinas, 
le visage me convoque, me rappelle à la responsabilité. Par conséquent, le moi ne se voit pas réduit par l'autre à l'état d'objet mais le choc de sa rencontre m'élève à la condition de sujet et, loin de heurter ma liberté, l'investit.
Le visage est en l'homme ce qu'il y a de plus vulnérable mais c'est dans cette fragilité que s'inscrit l'impératif éthique. Sa première injonction est « tu ne commettras pas de meurtre ». L'Autre est en même temps celui contre lequel je peux tout et celui auquel je dois tout. Il exige le renoncement à la violence.



Benoîte Groult

Délit de vieillesse
par Pascale NIVELLE (Libération)

Elle peste et proteste, l'oeil gris comme un avis de gros temps sur West Ireland. Tous ces hommes, Jean-Louis Servan-Schreiber, François de Closets, qui prétendent raconter la vieillesse du haut de leurs 65, allez, au mieux, 70 ans... Benoîte Groult, 86 hivers depuis la semaine dernière, les regarde du grand large : «Ils n'ont encore rien vu, ils sont dans l'enfance du grand âge. Il faut vingt ans pour faire un vieux. Exactement comme pour fabriquer un adulte.» On naîtrait vieillard vers 65 ans, dit-elle, et on grandirait jusque vers 85. Après... On commence à penser à appuyer sur la Touche étoile, titre de son dernier livre (1). Comme Mireille Jospin et Claire Quillot, parties quand elles l'ont choisi. Parce qu'au-delà de cette limite, «c'est irréversible et accéléré» : «Tous les ans, on regrette l'année précédente. J'en suis à pleurer sur le paradis de mes 83 ans, c'est dire.» Il faut connaître ses propres limites, symbolisées par l'essentiel. Pour Benoîte Groult, c'est un filet à crevettes. Quand elle ne pourra plus traquer le bouquet sous les varechs du Morbihan, sa vie ne vaudra plus la peine d'être vécue. Même si elle n'a pas fait que ça depuis 1920.

Benoîte Groult fait la promesse de partir vivante. Pas «à demi morte» aux commandes d'un déambulateur, elle qui godille encore dans sa baie bretonne. Elle cite Louis Aragon : «Que s'est-il donc passé ? La vie et je suis vieux», et se fait prosélyte pour l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD ), son ultime objet de militantisme. Arguments : «On a le droit de faire toutes les conneries que l'on veut toute sa vie. Se marier, se tromper, divorcer et même de se suicider. Mais au moment de mourir, terminé la liberté. On devient le jouet de forces adverses dont on n'a rien à faire, la morale, le pape, ou des médecins qui ne veulent pas entraver leur carrière.» Benoîte en veut à la France, comme au temps de la loi Neuwirth en 1967, quand les députés de tous bords s'effrayaient de ces femmes bientôt autorisées à prendre la pilule, qui allaient «se comporter comme des chiennes dans les rues». Ou comme avant la légalisation de l'avortement, autorisé après qu'elle en a subi cinq. «Le refus de la naissance choisie et de la mort choisie, c'est la même idéologie contre la liberté.» Elle prévient : «Mais on finira par y venir pour des raisons économiques qui seront les pires : on ne va plus savoir quoi faire de tous les vieux, les hospices vont déborder et les retraites ne seront plus payées.» La vieillesse est un délit et la mort, le dernier vrai tabou, dit celle qui fulmine contre «notre pays rétrograde», prête à un ultime voyage en Belgique. La mer y est triste certes, mais «euthanasie», belle mort en grec, n'y est plus un gros mot. «Dans ma jeunesse, c'était "vagin", le mot interdit. Dans le Larousse, on trouvait pénis, testicules, même bite et couilles. Mais pas vagin. Nos organes, par lesquels passe toute l'humanité, étaient innommables.»

Quatre-vingt-six ans et toutes ses dents, Benoîte Groult. Et droite comme une plume, la pommette rose. «J'ai fait deux liftings. Pour moi d'abord, car ma peau vieillissait plus vite que moi, je me trouvais l'air antipathique. Et contre tous ceux qui pensaient que les féministes étaient vieilles, moches et mal baisées. Je n'ai rien été de tout ça.» Au mur de son appartement parisien, une grande photo d'elle entre deux hommes, dans un paysage du Kerry irlandais cher à son coeur : François Mitterrand et l'écrivain Paul Guimard. Paul, conseiller du président de 1981 à 1986, était son mari. Pour lui, la vieillesse était un caillou sur une plage déserte. Il est mort à 83 ans d'avoir trop fumé, trop bu, trop vécu. Il disait de leur couple : «Nous marchions du même pas.» Quand Benoîte avait présenté Paul, cinquante-deux ans plus tôt, sa mère s'était écriée : «Un homme beau ! Tu vas souffrir, ma fille.» Elle a souffert. Et même écrit un livre sur la jalousie, le Féminin pluriel, en guise de thérapie. Elle conseille d'écrire des livres plutôt que de suivre des psychanalyses.

Benoîte Groult a écrit sur tout. Les jeunes filles rangées, les femmes rompues, la force de l'âge mûr, et maintenant la vieillesse, dans son livre «testament». Son oeuvre est un livre de toute la vie, la sienne, une rampe pour toutes les générations. A la façon de Simone de Beauvoir, l'humour en plus. Son Deuxième Sexe à elle, écrit à 55 ans et intitulé Ainsi soit-elle, s'est vendu à 1 million d'exemplaires. Dans ses livres, Benoîte Groult mélange ses maris, ses amants et ses réflexions politiques. Elle a raconté l'enfant(e) élevée à Sainte-Clothilde, appelée à devenir femme au travers de modèles édifiants : Bécassine, la sainte Vierge ­ «sûrement l'invention la plus perverse !» ­ et Jeanne la Pucelle. Elle était complexée d'être fille, rabaissée surtout par sa mère, grande bourgeoise parisienne élégante, habillée par son frère le couturier Paul Poiret. La petite fille qui voulait devenir institutrice n'était jamais assez belle, jamais assez brillante pour cette mère (morte en 1967 de la maladie d'Alzheimer), amante de Marie Laurencin à une époque où les amours saphiques faisaient sourire dans le milieu des Groult, artiste et déluré. Le père, décorateur lancé, s'en amusait. La mère ordonnait à ses filles Benoîte et Flora (morte en 2002 de la maladie d'Alzheimer) de ne jamais dépendre d'un homme. Cela a conduit Benoîte à devenir professeure, journaliste à la radio, puis écrivaine, selon sa grammaire féministe. Mais ne l'a pas empêchée de se marier comme une oie blanche au journaliste toulousain Georges de Caunes, dont le grand mérite fut de lui faire comprendre ce qu'est un macho. «Mon chéri, ce n'est pas grave, on va remettre ça», lui a-t-il dit devant le berceau de leur première fille Blandine. A la deuxième, Lison, il était vraiment en colère, et Benoîte se souvient d'avoir pleuré comme Soraya, incapable à la même époque de donner un héritier au trône d'Iran. Georges de Caunes n'a pas connu Constance, fille de Paul Guimard. Les trois filles de Benoîte ont eu trois filles. Flora, sa soeur unique, a eu deux filles. Le premier garçon de la lignée, après trois générations, est attendu bientôt.

Benoîte Groult a beaucoup oeuvré pour féminiser la planète et le dictionnaire des professions. C'est à elle qu'on doit la ministre, l'avocate et la procureure. Elle a calé sur le féminin de recteur car ses détracteurs, académiciens en tête, ironisaient sur les futures «rectales». «Ce sont les mêmes qui ne jurent que par les excès du féminisme. Quels excès ? Pour un mouvement qui représente la moitié de l'humanité oppressée, il aurait pu y avoir beaucoup de zizis coupés.» Benoîte voudrait entendre dire un jour «une belle vieillarde comme on dit un beau vieillard». Car l'injustice poursuit les femmes, «ces vieilles peaux», jusque dans le grand âge, quand la séduction, «malheureusement», n'est plus qu'un souvenir. Elle rêve plus qu'elle ne se bat pour le droit à l'amour féminin après 75 ans, «comme Gregory Peck». Elle ne milite plus beaucoup. Mais serait prête à remonter sur une estrade pour faire élire Ségolène Royal. Et même vivre jusqu'à l'élection présidentielle, par la même occasion. Après, il sera temps peut-être d'appuyer sur la touche étoile.


Virgile (Giono)

La poésie c'est la grappe de bulles qui couvre la goutte d'acide sur la chaux: 
la réaction de la vie sur l'homme. Elle est nécessairement plus intense sur 
un homme neuf. S'il a vécu dix à douze ans, il a vécu de reste pour se composer une chaux grasse plus sensible que la peau de la mer. La plus petite attaque la fait bouillonner. La transformation des lards, des viandes, des farines est si vierge en lui-même qu'il est naturellement génial. Tel qui, plus tard, limitera sa vie à vendre des casquettes, bouleverserait le monde avec un seul de ses rêves secrets. Mais il n'exprime pas , il jouit; il consomme lui-même des nourritures capables de faire éclater des renaissances impossible à imaginer. Pendant que deux ou trois vieilles gloires composent, dans les académies de billard; les règles de la poétiques sur les pauvres petits prismes à sept couleurs et de pauvres petites portées à sept notes, des millions d'enfants vivent allégrement la poétique, utilisant avec une habileté diabolique tout l'inconnu... Ils consomment l'univers en économie strictement fermée. Ce qu'on recherche éperdument, ils le savent; ce qu'on supplie les dieux de donner, ils s'en gorgent. Un phénomène indépendant de leur volonté 
- comme les contractions du cœur - leur donne la connaissance complète du réel dans l'espace et les oblige ainsi à se lester d'une lourde boue d'or qui sera à leur insu le ballant gyroscopique de leur équilibre au bord de l'abîme pendant tout le reste de leur vie...

...Il (son père) avait rêvé d'autre chose pour moi. J'étais un assez bon élève.
Je pouvais réussir à mes examens. Mais je voulais des réalisations immédiates. J'avais envie d' être cordonnier. Il refusa. C'est la seule fois où l'amour de 
cet homme admirable s'est trompé. 


Le Céladon
Jean-Pierre THIBAUDAT (Libération du 28/09/05)

     
Comment nommer l'étrange beauté de ces céramiques chinoises du temps jadis, recouvertes d'une carapace à la fois opaque et transparente comme l'eau d'un lagon chavirée de particules en suspension ? Les Français qui virent ces merveilles de la province du Zhejiang arriver par bateau au XVIIIe siècle les nommèrent «céladon». De fait, le son de «céladon» fait bien sonner la matière en question. Comme disait Flaubert à propos des bayadères, cela «prête à l'imagination». Le verbe «celer» est le bienvenu, 
le «don» itou, le «eh là donc» de nos grands-mères apporte son poids d'ancienneté, sans oublier «celle-là, donc» en grain de folie convenant 
à cette inénarrable invention.
    Pour la petite histoire, céladon vient de l'Astrée, le roman d'Honoré d'Urfé, dont Céladon, héros à l'eau de rose, porte un vêtement gris-vert. 
C'est un peu réducteur (gris-vert !), mais mieux que rien. C'est dire la difficulté à nommer la couleur comme la matière du désormais céladon.
 Les Anglais, moins torturés, appellent ça greenware, pas terrible non plus. Rien ne vaut l'original chinois : qingciqi.
   Pour sa réouverture après lifting, le musée Cernuschi présente 97 pièces racontant les riches heures du céladon, depuis les grès primitifs de la 
dynastie Zhou jusqu'aux splendeurs des Song puis des Yuan au XIVe siècle. 
Le céladon n'est pas mort occis dans un four à la fin du XIVe. Il perdura, devint une sorte de secte de la céramique à lui tout seul ; le mystère de 
son vert d'eau délicatement opaque ne fit que s'accentuer, élargissant le cercle des fanatiques. Aujourd'hui, le céladon est au centre des préoccupations de plusieurs céramistes contemporains, et non des moindres.
    Mais qu'est-ce donc ? Son aspect vitreux (comme les larmes) est dû aux amours incendiaires de deux matières, la silice et l'alumine. Cuites à haute température, elles se mêlent dans un orgasme céramitique et, là,
 les cendres du bois de la cuisson venant se poser sur la matière fusionnelle, donnent naissance à cette substance sans précédent.
Troublant. Au fil des siècles, les potiers apprendront à maîtriser ces cendres. L'atmosphère réductrice de la cuisson (privée d'oxygène) favorisera la profondeur des teintes, allant du bleu au vert en passant par le jaune 
sans jamais s'installer dans le confort d'une couleur franche. 
Rien de plus troublant que le céladon.
L'exposition rassemble les pièces de cinq musées chinois. Vase tong, 
louche kui en forme de colombe, jarre ying verseuse à tête de coq, boîte 
he à couvercle avec motif de pétales de lotus, les merveilles abondent. Mais rien ne vaut l'évidence des formes les plus simples, comme ce bol en forme de bol à aumônes bo de l'époque des «Cinq Dynasties» (907-960), sorti d'un four de Yue. Là, le grès se dit mi se, autrement dit «couleur secrète».


Le Baiser
Alain Montandon
(Autrement)

   Si la bouche était une ouvrière, elle aurait la médaille du travail. Oh, certes, la main aussi la mériterait, qui n'arrête pas de s'agiter, prend, lâche, agrippe, frappe, caresse, gratte, et parle à l'occasion. Mais la bouche est une ouvrière plus qualifiée, un contremaître, qui signale la vie par le premier cri et la mort par le dernier soupir, aspire, mastique, salive, crache, murmure, crie, mange et boit à la fois, mêle et fait fondre les aliments, démêle et fait résonner les phonèmes, en veillant à ne pas tout faire en même temps, et à ce qu'aucune arête, ni aucun mot, ne reste dans la gorge. Et puis elle doit baiser, ce qui ne se fait pas, sauf exception, la bouche pleine. Aujourd'hui elle a un peu de mal à le dire, qu'elle baise, car on la mécomprend et on la soupçonne de cochonneries : alors, pour lever l'équivoque, soit elle lâche le verbe pour le nom, accompagné de «un» ou de «mille», soit elle fait des poutous, des bises et bisous. Toujours est-il que, quand elle se colle à une autre bouche, elle met en jeu ­ plus ou moins, selon l'application ou le sentiment ­ «29 muscles, dont 17 pour la langue, 9 milligrammes d'eau, 0,18 de substances organiques, 0,7 de matières grasses, 0,45 de sel, des centaines de bactéries et des millions de germes !». Rien que pour les baisers qu'elle donne, la bouche a donc droit aux honneurs.

Mais qui embrasse-t-on, comment, pourquoi ? Ces questions, légères, ont déjà mobilisé bien des énergies. Au XVIIe siècle, l'historien allemand Martin von Kempe consacrait à la pratique, à l'art et aux rituels du baiser une véritable encyclopédie (Opus polyhistoricum. Dissertationibus XXV. De osculis, Francfort 1680) où étaient décrits tous les types de baisers, du baiser libidineux au baisement des pieds du pape, du baiser de trahison au baiser de paix, de soumission, de vénération, etc... Un siècle avant lui, dans ce petit bijou qu'est le Baiser, publié il y deux ans,  le penseur de la Renaissance Francesco Patrizi (1529-1597), indiquait que six parties du corps doivent être embrassées, les mains, la poitrine, le cou, les joues, les yeux et la bouche, que le baiser amoureux peut être donné «du bout des lèvres, avec succion des lèvres, avec morsure et avec la langue», et, surtout, conférait au bacio, sans doute pour la première fois, un véritable statut philosophique, afin de l'introduire dans la réflexion sur l'amour menée depuis Platon jusqu'à Marsile Ficin, mais aussi de réhabiliter les sens du toucher, du goût et de l'odorat, là où on avait toujours privilégié, pour la saisie de la Beauté, la vue. Que d'histoires, pour une histoire de contact de muqueuses et d'échange de salive, dira-t-on ! En attendant la traduction de The Kiss in History ,, auquel la presse britannique a donné un grand écho, qu'on lise le Baiser d'Alain Montandon : bien qu'il ne soit pas de dimensions considérables ­ format de la collection oblige ­, il permet, par «petites touches», de voir qu'il y a, évidemment, une histoire du baiser, mais aussi qu'à suivre le baiser on entre dans l'anthropologie, la psychologie, la philosophie, la sociologie, la politique, l'hygiène, la religion, la littérature, l'histoire de l'art...

Le mot baiser est déjà, à lui seul, une mine. Son étymologie (qui vaut pour bacio, beso, beijo, mais non pour les moins labiaux kiss ou kuss) est obscure : basium vient peut-être du grec bádzo, je parle, ou de basko, baskaino, je murmure. A côté des basia, les baisers d'amour, les Romains distinguaient les baisers de l'amitié, oscula, et ceux de la passion, suavia. Mais «chaque baiser est un monde à explorer», puisqu'on baise aussi ce qui est sacré, l'autel, les étoles, la terre, la tombe, les reliques, les statues, on baise pour saluer, rendre hommage, faire alléance, reconnaître son infériorité ou sa supériorité hiérarchique, trahir, pardonner, et bien sûr manifester sa tendresse ou son amour (mais quand on vend son corps pour l'amour, on «n'embrasse pas»). En français, baiser a les sens les plus curieux. Quand Mme de Sévigné écrit «Vous avez donc baisé toute la Provence», elle veut dire «visité» ou «sillonné», et si jadis on pouvait «être baisé», cela signifiait qu'on avait été «honorablement reçu». Le zéphyr «baise les fleurs» ou la mer «baise le rivage» : ils l'effleurent ; le cerf, poursuivi par les chasseurs, «baise l'eau» : il se jette dans l'étang. «Baiser le marmot» n'avait rien de répréhensible : c'était faire le pied de grue, car le marmot désigne le heurtoir d'une porte. «Baiser le cul de la vieille» ou «baiser le babouin» n'était pas si dégoûtant : dans le premier cas, le joueur perdait sans avoir gagné un seul point, dans le second, le soldat qui avait commis une faute embrassait une figure dessinée sur les murs des corps de garde. Mais la sorcière, elle, baisait vraiment le cul du diable en signe de soumission, et tout un chacun, du diable, pouvait baiser le pied, s'il tenait à sceller un pacte méphistophélique.

Dans le baiser, la bouche travaille parfois de façon excessive. Montandon rappelle les observations de Malinowski sur les Mélanésiens : «On se suce la langue, on se suce les lèvres, on les mord jusqu'au sang, on laisse la salive couler d'une bouche à l'autre. Et le summum de cet érotisme est le baiser des cils, le mitakuku, littéralement la "taille des cils avec les dents". La chasse au pou dans la chevelure de la belle est également un signe d'exquise intimité.» Le baiser «à l'occidentale» a cependant été inconnu des peuples d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie ou d'Australie. L'anthropologue Paul Enjoy a souligné «le sentiment d'horreur des Chinois confrontés au baiser sur la bouche des Européens, qui éveillait en eux épouvante et répugnance devant ce qui leur semblait être un simulacre de cannibalisme». Certains baisers, plus que le toucher ou le goût, concernent l'odorat, C'est le cas du baiser de nez des Esquimaux : «Il s'agit de flairer, c'est-à-dire de pénétrer dans la zone olfactive intime de l'autre, de s'approprier de son odeur, de faire partie de cette zone intime qui lui est propre.» Cette «proxémique olfactive», dit Montandon, peut passer aussi par la sueur : en guise de rite d'accueil, «certains peuples aborigènes d'Australie du Nord se frottent tout le corps pour en recueillir la sueur et l'appliquer sur le corps du nouvel arrivant en signe de bienvenue».

Une psychanalyse simplifiée montrerait que le baiser est une fixation au stade oral de la sexualité et une manière de revivre fantasmatiquement la suave succion du sein maternel. En réalité, l'épaisseur symbolique du baiser, dépassant sa dimension sensorielle, sensuelle ou sexuelle, défie toute interprétation, en ce qu'il se présente, dans de nombreuses cultures, comme transfusion d'âme (s), «lieu d'un échange animique». Il apparaît comme «bouche à bouche», transport de salive et de souffle, faisant penser à l'acte de création de Dieu. Le souffle est le souffle divin, le souffle vital, celui qui anime, ressuscite les morts, guérit les lépreux, ôte la vie lorsqu'il est aspiré comme le sang l'est par le vampire, unit les âmes dans la paix et les fait fondre dans l'amour Ñ mais aussi bien l'haleine fétide, l'exhalaison morbide... La salive est le liquide salvateur, «élixir prodigieux» assimilé au lait maternel, mélange toujours sucré d'humeurs et de saveurs, eau lustrale qui immerge les coeurs dans la «glace ardente» de la passion ­ mais tout aussi bien suc digestif, mucus, glaires, lymphe âcre et suspecte... Puis existe une chronologie des baisers (le premier n'a pas d'égal, et le dernier, en général, on ne le donne pas), une géographie (sous la pluie, sous un porche, sur un quai de gare...), une physique (appuyé, du bout des lèvres), une hydraulique (sec, humide, mouillé), une mystique, une érotique... si bien qu'à vouloir en faire le tour, on dessine plus qu'une carte du tendre. D'autant qu'il y aussi les baisers qu'on n'a pas reçus, et les baisers immatériels, ceux auxquels on rêve ou ceux qu'on envoie, par une carte ou en soufflant sur sa main, et dont on n'est pas sûr, comme disait Kafka, qu'ils arrivent à destination, parce que «les fantômes les boivent en route».

(Libération du 29/06/05)



Un apologue... 

Un prof de philo se présente devant sa classe avec une série d'objets inhabituels qu'il pose sur son pupitre, face à ses étudiants. Le silence intrigué de l'assistance étant acquis, le prof prend un grand bocal de cornichons (vide et propre) et commence par le remplir jusqu'au bord supérieur de pierres d'un diamètre situé entre 6 et 7 cm.
Cela terminé, il demande à la classe si le bocal est rempli. Les élèves répondent  oui.
Le prof prend alors un sachet rempli de gravillons et le verse dans le bocal.
Il agite le tout, pour égaliser, et voilà que le gravier remplit tous les espaces encore vides.
Après avoir complété cette manipulation, le prof demande une fois encore si le bocal est maintenant bien rempli. La classe répond, hilare et intriguée, que oui.
Le prof se saisit alors d'un petit sac de sable et en verse le contenu dans le bocal. Évidemment, le sable se fraie un passage dans les interstices qui sont encore disponibles, au grand contentement de la classe.
"Voyez-vous", dit le prof en s'adressant à ses étudiants, "j'aimerais que vous compariez ceci à votre propre existence... Les grosses pierres représentent les choses véritablement importantes, comme la famille, le couple, la santé, les enfants. Ces choses qui font que même si vous perdez tout le reste, votre vie n'en demeurera pas moins remplie. Les gravillons représentent, quant à eux, les choses qui sont importantes, mais non essentielles, comme le travail, la maison, la voiture. Enfin, les grains de sable peuvent être comparés aux choses sans importance. Si vous commencez par mettre le sable dans le bocal, il ne restera plus assez d'espace pour le gravier ou les pierres.
Il en va de même avec votre vie : si vous gaspillez votre disponibilité et votre énergie pour les petites choses, il ne vous restera jamais assez ni de temps, ni de place pour ce qui est essentiel à votre bonheur. Faites ce qui vous plaît, ce que vous avez toujours remis à plus tard et soyez à l'écoute des autres. Il y aura toujours du temps pour réparer l'aspirateur, pour finir un dossier ou laver la voiture. Soignez les grandes pierres en tout premier lieu, ce sont les choses qui comptent vraiment. Le reste n'est que sable qui s'écoule entre vos doigts".
Mais soudain, voila qu'un étudiant se lève. Il s'approche du pupitre du maître et saisit le bocal, dont chacun s'accordait à dire qu'il était cette fois véritablement totalement rempli.
L'étudiant prend un verre de pastis devant tout le monde et en verse tout le contenu dans le bocal.
Ainsi, le liquide se disperse harmonieusement dans les espaces qui, à l'évidence, existaient encore dans le fameux bocal.
MORALITÉ: Aussi remplie que soit ton existence, il y aura toujours de la place pour l'apéro.

Pierre Autin-Grenier 


Marcheur contemplatif

«Une espèce animale ou végétale disparaît toutes les 20 minutes. Il y a vingt ans, c'était tous les trois mois !.... On assiste à la plus grande vague de disparitions d'espèces depuis l'époque des dinosaures, et l'homme en est responsable, entre autres parce qu'il détruit les milieux naturels pour y construire des routes ou des maisons. Je suis un marcheur contemplatif, la beauté de la nature m'émeut et concourt à mon équilibre mental. L'écologie contient des potentiels romanesques évidents, et si j'ai choisi d'écrire des chroniques "vertes", c'est que les livres peuvent alerter, éduquer. Souvent les gens ne réagissent pas, car ils manquent d'information. On peut d'ailleurs regretter que nos écologistes français parlent peu d'écologie et beaucoup trop de politique politicienne. En même temps, je ne sais pas si la nature peut émouvoir ceux qui sont habitués à vivre dans les grandes cités où l'agressivité est permanente. Le chemin est long pour comprendre la subtilité des équilibres, l'interdépendance des choses et des êtres. Là, les militants auraient un rôle à jouer. Le respect n'est pas naturel, il s'enseigne. Car protéger la nature, c'est protéger l'homme. Tout ce qui nous entoure participe de notre richesse intérieure et spirituelle. L'homme n'est pas une créature si monstrueuse. C'est celle qui détruit le plus mais c'est aussi la seule qui peut limiter les dégâts. Il faut garder espoir

Pascal Dessaint. Ecrivain et " marcheur contemplatif "


La guerre n'a pas un visage de femme

...Ce n'était pas si horrible, ni si beau. Vous ne savez pas quelles belles matinées on peut connaître à la guerre. Avant la bataille tu regardes et tu 
sais que c'est peut-être pour toi la dernière. Et la terre est si belle... si belle.
***
...Je me souviens d'un Allemand blessé étendu par terre qui s'agrippe au sol 
car il souffre. Un de nos soldat s'approche de lui: 
"Touche pas, c'est ma terre! La tienne est là-bas, d'où tu es venu..."
***
Dans notre cellule, il y avait une petite lucarne... un simple trou: il fallait
que quelqu'un vous fasse la courte échelle pour entrevoir, même pas un morceau de ciel, mais un morceau de toit. Seulement nous étions si faible 
que nous étions incapable de soulever qui que ce soit. Mais il y avait parmi
nous une fille, Ania, une parachutiste... Et la voilà qui toute ensanglantée, couverte d'ecchymoses, nous demande soudain: "Portez-moi, je veux jeter
un coup d'oeil à l'air libre. Je veux monter là-haut!"
Nous l'avons soulevée toutes ensemble, et elle s'est exclamée: "les filles, il
y a une petite fleur là". Alors chacune s'est mises à réclamer: "Moi aussi..."
C'était un pissenlit, je ne saurais dire comment il avait atterri sur ce toit, comment il y avait survécu. Chacune a fait un voeu en regardant cette fleur.
Je suis sûre aujourd'hui que nous avons toutes fait le même: celui de sortir vivante de cet enfer.
"J'aimais tant le printemps. j'aimais les cerisiers en fleurs et le parfum qui enveloppait les buissons de lilas. Ne soyez pas étonné par mon style, j'écrivais des poèmes à l'époque. Mais à présent je ne l'aime plus. La guerre s'est interposée entre nous, entre moi et la nature. Quand les cerisiers étaient en fleurs, je voyais les nazis dans ma ville natale de Jitomir...
Des années ont passées, mais je suis toujours hantée par mon plus affreux cauchemar, je me réveille en sueur et glacée. Je ne me rappelle pas le nom de famille de Ania... Je ne me rappelle pas si elle était de la région de Briansk ou de Smolensk. Je me souviens comme elle refusait de mourir! Elle croisait ses mains blanches et potelées derrière sa nuque et criait par la fenêtre, à travers les barreaux: " Je veux vivre!" Je ne sais pas à qui raconter cela... Comment retrouver ses proches. " Vous pleurez... Je n'ai trouvé personne de sa famille...
Je parle d'elle à tous ceux qui pleurent..." 
(Sofia Mironovna Vereechtchack, résistante)

Svetlana Alexievitch
La guerre n'a pas un visage de femme (J'ai lu)


C'est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l'existence, qu'approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu'elles sont sans mystère et sans bonté; c'est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n'est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi - comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n'était pas grand'chose - pour nous résigner à la mort.

M. Proust


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Marina Tsvetaeva

«L'âme grandit de tout, surtout des pertes.» Pour Marina Tsvetaeva, l'un des grands poètes russes du siècle passé, l'âme seule comptait : «Dans mes veines coule non pas du sang, mais de l'âme.» Qu'est-ce que l'âme ? C'est l'absolu ­ la «salamandre» : «Les salamandres dansent, Et Marina pense : ­ Comme c'est bien de vivre dans le feu!» Tzvetan Todorov propose aujourd'hui des morceaux choisis et commentés de sa correspondance et de ses carnets intimes. En attendant la publication intégrale des seconds par les éditions des Syrtes (1), ce livre permet de suivre le destin d'une femme, d'un poète, d'une âme donc, à qui rien ne fut épargné mais qui, sans cesse, chaque matin, à chaque ligne, renaquit.

Marina Tsvetaeva a beaucoup perdu : sa seconde fille Irina, morte à Moscou dans la misère moscovite de l'hiver 1919-20 ; son mari Sergueï Efron, russe blanc retrouvé en exil, devenu agent du NKVD, et pour qui elle retournera en URSS où il sera exécuté ; sa première fille Alia, arrêtée en 1939 et déportée pour seize ans. Elle souffrit de la faim pendant la guerre civile russe. Exilée en France de 1925 à 1939, elle eut une vie quotidienne obscure et désastreuse à Meudon et Clamart. Elle projeta son esprit amoureux sur des hommes qui ne valaient souvent que par la lumière qu'elle leur concéda. Le monde culturel français ne la reconnut jamais : on lira, par exemple, comment elle traduit Pouchkhine, et explique magnifiquement ses choix à un Paulhan que ça n'intéresse pas. Marina a perdu, souffert, encaissé ; tout est ici noté, et c'est comme si tout ne cessait de la purifier, de l'élever.

De l'adolescence insouciante de l'Histoire à son suicide en 1941, seule, à 48 ans, dans le dénuement d'un village russe, elle ne cesse d'écrire des lettres et de tenir ces carnets. Elle le fait souvent entre deux corvées : vaisselle, lessive, couture, bois de chauffage, enfants dont il faut s'occuper. Elle flambe du noeud de la vie quotidienne. Ces textes sont aussi importants que ses poésies, ses traductions, ses récits : rien chez elle n'est jamais secondaire ; l'écriture et la vie s'unissent à tout instant et pour toujours. Brefs, affûtés, ils sont comme tirés à bout portant sur ce qui nous reste de sensibilité. Sans cesse, des tirets les hachent : ils agissent comme des raccourcis ou des éclairs ; tantôt ils court-circuitent, tantôt ils secouent la phrase, pour l'empêcher de s'épanouir dans une pose, une paresse, un bavardage ou une satisfaction d'elle-même. On lit Tsvetaeva à faible dose : son esprit-corps, en combustion sur la page, ne peut se regarder trop longtemps fixement. Elle est en état d'intensité perpétuelle.

La longue préface de Tzvetan Todorov semble un chapitre ajouté à son récent livre de portraits, Mémoire du mal, tentation du bien (Laffont). Il compare un instant Tsvetaeva à Van Gogh (misère et non-reconnaissance en France, fin tragique), mais elle rappelle plutôt Rimbaud : une expérience absolue, qui devient sur le champ alchimie du verbe ; une chasse spirituelle, en somme, prise dans les filins de l'accélération de l'Histoire. Boris Pasternak la résume ainsi : «Tsvetaeva était une femme à l'âme virile, active, décidée, conquérante, indomptable. Dans sa vie comme dans son oeuvre, elle s'élançait impétueusement, avidement, presque avec rapacité vers le définitif et le déterminé ; elle alla loin dans cette voie et y dépassa tout le monde.»

 Philippe LANÇON
(Liberation -17 mars 2005 )


   
Les naufragés et les rescapés

Tous nous devrions savoir, ou nous souvenir que lorsqu'Hitler ou Mussolini parlaient en public, ils étaient crus, applaudis, admirés. Les idées qu'ils
 proclamaient étaient en général aberrantes, stupides, cruelles, et pourtant
 ils furent acclamés et suivis jusqu'à leur mort par des milliers de fidèles. 
Ces fidèles n'étaient pas des bourreaux-nés, mais des hommes quelconques,
 ordinaires, prêts à croire et à obéir sans discuter. Il faut donc nous méfier 
de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voix que celle de la
 raison. Dans la haine nazie, il n'y a rien de rationnel. Nous ne pouvons pas
 la comprendre, mais nous devons comprendre d'où elle est issue et 
nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, 
la connaître est nécessaire parce que ce qui est arrivé peut recommencer.
 
Primo Lévi


La beauté de la nature...

Que signifie la beauté de la Nature quand les hommes sont vils? 
Nous allons aux lacs pour y voir l'image de notre sérénité. Privés de sérénité nous n'y allons plus. Qui pourrait demeurer serein dans un pays où les gouvernants et les gouvernés n'ont pas de principe? Le souvenir de 
la bassesse des politiciens trouble mes promenades. Je nourris d'homicides pensées. En vain j'essaie d'observer la Nature. Involontairement, je me remets 
à conspirer. Tous les justes en feront autant, je l'espère.

David Thoreau (journal -juin 1854)



Marcher pour se faire embaucher
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Par Sébastien ARNOULT
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 (Liberation - 14/09/04)
    Pour retrouver un job, Denis Huet a décidé de monter de Bordeaux à Paris... à pied ! Après plus de 500 kilomètres, ce chômeur de 46 ans a passé, hier, sa dernière nuit sur la route, à Gometz. Il devrait arriver aujourd'hui, vers 17 heures, à Notre-Dame. L'année dernière, ce juriste de formation avait déjà traversé la France (Libération du 11 août 2003). Son but : se faire connaître, grâce à son périple, via son site web (http://denishuet33.free.fr) et les médias pour retrouver un emploi. Après trois années de chômage, l'ANPE ne lui avait proposé qu'un contrat à durée déterminée. Pour une durée de cinq mois. A l'issue de son aventure, cinq offres sont arrivées sur son bureau. Et si aucune d'entre elles n'a pu aboutir, pour le marcheur, les conclusions sont claires : adieu classiques CV et lettres de motivation, il n'y a que la marche qui marche.



Viva la Muerte

   Discours du grand philosophe basque Miguel Unanumo, recteur de l'université de Salamanca, le jour de la "fête de la Race" (en 36), en présence de Mme Franco et surtout du Général Millan Astray dont la devise était : "Viva la muerte".

   "Je viens d'entendre un cri morbide et dénué de sens: Vive la mort! Et moi, qui est passé ma vie à façonner des paradoxes qui on soulevés l'irritation de ceux qui ne les saisissaient pas, je dois vous dire, en ma qualité d'expert, que ce paradoxe barbare est pour moi répugnant. Le général Millan Astray est un infirme. Disons-le sans arrière-pensée discourtoise. Il est invalide de guerre. Cervantès l'était aussi. Malheureusement, il y a aujourd'hui en Espagne, beaucoup trop d'infirmes. Et il y en aura bientôt encore plus, si Dieu ne nous vient pas en aide. Je souffre à la pensée que le général Millan Astray pourrait fixer les bases d'une psychologie de masse. Un infirme qui n'a pas la grandeur spirituelle d'un Cervantès recherche habituellement son soulagement dans les mutilations qu'il peut faire subir autour de lui."
Arrivé à ce point, Millan Astray ne peut se retenir plus longtemps : 
"Abajo la intelligencia, Viva la muerte". Une clameur prouva qu'il avait 
le soutien des phalangistes. Unanumo poursuivit:

"Cette université est le temple de l'intelligence. Et je suis son grand prêtre. C'est vous qui profanez son enceinte sacrée. Vous vaincrez parce que vous possédez plus de force brutale qu'il ne vous en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car pour convaincre, il faudrait que vous persuadiez. Or, pour persuadez, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : La Raison et le Droit dans la lutte. Je considère comme inutile de vous exhorter à penser à l'Espagne. J'ai terminé."
Unanumo est mort quelques mois après (en 1937).


La flânerie

" L'homme aurait inventé les chemins pour rien, 
nous voulons dire pour le seul office de la beauté "

   Le parcours d'un chemin exige que de notre côté nous l'instaurions et, puisqu'il y a là une part de création, le terme de joie me paraît préférable à celui de bonheur. Un authentique chemin doit s'inventer. La chose paraît plus manifeste quand, sur la mer ou en montagne, il ne se donne pas ostensiblement à notre regard et surgit d'une somme de prises possibles. L'écume des vagues, les reflets du ciel sur l'océan, le vol et le cri des oiseaux guident alors notre gestuelle ­ en quelque sorte inaugurale. Quant au novice en montagne, il croit se trouver en présence d'une falaise irréprochable là où un montagnard découvre des appels, des faiblesses, des appuis, une ligne tourmentée. 
 Arpenter une ville et non point s'y perdre, se faufiler dans la foule et non point y sombrer, voilà aussi qui s'apprend et nécessite de notre part un talent certain. Quand ce sens de la ville nous abandonne, nous errons et les lieux équivalents, équidistants, ont perdu leur visage et leur saveur...
...Par bonheur, les chemins viennent dessiner le visage de ce qui n'était pas encore le monde. Nous lisons notre terre à travers ses chemins, tout comme nous découvrons un visage à travers quelques traits un peu plus marqués. Sans ces nervures qui doivent être sèches sans être trop appuyées, y aurait-il ce que nous nommons un paysage ? Grâce aux chemins, il est rendu justice à tout ce qui vient à la lumière : ici une prairie, là-bas un village, le début d'une banlieue. Les lisières, les sentiers, les lignes ferroviaires, les côtes, les rivières, les fleuves pluralisent et multiplient leur éminence.
Il nous arrive d'emprunter volontiers les mêmes chemins sans que ce soit par commodité ou par l'effet de la paresse. Le plaisir que nous ressentons à les parcourir inlassablement prouve assez qu'il s'agit de notre part d'un choix délibéré. Comment l'entendre lorsque ces chemins-là ne possèdent pas un charme particulier ? L'habitude devrait nous rendre insensibles à leur parcours : bien au contraire, nous avons établi avec eux des relations si vivantes que nous éprouvons le besoin de les retrouver matin et soir et parfois dans l'après-midi. D'autres façades, d'autres inclinaisons d'immeubles ou de trottoirs ne nous prodigueraient pas l'assurance d'une vieille complicité. Ils ne se modifieraient guère au fil des ans. Nous leur pardonnons de se répéter.
Nous serions en peine s'ils changeaient dans leur physionomie. Ils nous auraient en quelque sorte faussé compagnie. Nous sommes déconcertés lorsque des magasins pimpants, mode, prennent la place de boutiques si souvent aperçues qu'elles appartiennent à notre chair, du moins au registre de notre mémoire. Lorsqu'une rue courante (courante comme l'eau vivante et libre sait l'être), lorsqu'une rue circulante devient piétonne, les gens sont méconnaissables. Ils n'y procèdent pas de la même manière. Parce que ce n'est plus leur propre quartier qu'ils parcourent, ils se transforment en âmes vides, en flâneurs d'une espèce médiocre.
Un paysage dans sa beauté finit par nous faire oublier le chemin. Il n'est plus que le serviteur obligé de toutes nos découvertes. Certains amoureux du chemin l'ont compris, préférant des territoires désolés dont la nudité ne les détournerait pas de l'endurance, de la passion du chemin. Ils retirent du bonheur à en éprouver les durillons, les disgrâces, les retournements d'humeur. Le reste du monde, s'ils ne le négligent pas, constitue un appoint.
Je rêve de chemins à la fois empreints de nécessité et ouverts à la liberté. Pour être plus précis, nous ne concevons pas qu'ils empruntent d'autres contours et, à chaque instant, ils nous incitent à des envols jusqu'à provoquer en nous le vertige des possibles. Nous ne désirons pas qu'ils changent de physionomie et ils nous imposent leur loi sans nous asservir ni nous priver de notre initiative.
Je conçois le chemin comme l'expérience d'un dépouillement. Je n'ai pas à recourir à une quelconque ascèse ­ même si certains voyageurs usèrent de cette aventure pour mériter, souffrir, s'endurcir, et alors ils auraient pu emprunter d'autres voies comme le monastère, la prière, la charité, le jeûne, l'abstinence. Je préfère accorder un rôle singulier, privilégié, au chemin, prétendre que ce dénuement (cette mise à nu) procède de lui, de ses incitations, et que vouloir y échapper serait se permettre de le contrarier. A l'évidence, on se déleste, si je puis dire, des opinions convenues, des fausses évidences parce qu'on rencontre des gens différents et estimables et que, loin de sa terre natale, les idées reçues perdent de leur prestige. Il arrive que le voyageur devienne un sceptique, non point arrogant, acharné à démontrer que nous vivons en dehors de toute certitude, mais amusé, bienveillant, tolérant à l'égard des esprits dogmatiques qu'il raille sans cruauté.
Il peut, et ce n'est là qu'une éventualité, se décharger de son passé et de son avenir. Certes, il a le temps de ruminer ce qu'il a vécu antérieurement et à quoi il cherche parfois à se soustraire. Il songe au terme de la route s'il s'agit d'un pèlerinage. Mais par principe, et par fidélité à mon projet, j'écarte des motivations impures, je veux dire étrangères au seul cheminement. S'il se débarrasse des embarras de la durée, c'est parce qu'il redécouvre un éternel présent et qu'il accomplit l'expérience enivrante, vertigineuse, d'une recréation perpétuelle, celle de ce chemin qui prend vie et suite grâce à ses pas. Sur un mode plus élémentaire, il se préoccupe d'actes simples comme manger, dormir, trouver un abri, une source, prendre la mesure de ses forces, pactiser avec la fatigue, composer avec la beauté d'un monde qui délicatement se livre à lui fragment par fragment.
Je rechigne aux efforts excessifs. Je déroge à ce principe d'économie quand je prends le chemin. Il n'y a là rien de paradoxal. En effet, tout autre est la fatigue de ceux qui ont choisi de déambuler. Le seul fait de marcher constitue une escapade, quels que soient le motif et l'agrément de leur balade ­ comme si demeurer en place signifiait une punition et comme si mettre un pied devant un autre, c'était se faire la belle : un retour privilégié à l'enfance. En conséquence, ils éprouvent une fatigue heureuse, douce comme une nuit étoilée, claire comme l'aube. A mesure que leur marche se prolonge, et qu'ils devraient sentir plus de lassitude dans leurs membres, ils s'allègent de leur condition et leurs pieds touchent à peine terre. Ils s'étirent dans leur fatigue. Ils s'attardent dans ce bain de muscles pacifiés, dans la bonne intelligence d'un corps qui n'exige rien, sinon d'être convié à pareille fête.
Le bonheur simple de marcher peut donc prendre des formes bien différentes : proche du ressassement quand nous sommes en présence d'une promenade quotidienne ; sublime quand il en appelle à un exercice de dépouillement ; hautement métaphysique s'il nous institue créateur de chemins que nous réinstaurons par nos pas et par un geste inaugural.
     Un bonheur modeste n'est pas d'une qualité médiocre, voire méprisable. Nous voulons dire qu'il ne réclame pas des moyens hors de portée du commun des mortels et qu'il nous permet néanmoins de nous hisser parfois au faîte de notre condition.

 Pierre Sansot


Le Bonheur

 On se persuade souvent soi-même que la vie sera meilleure après s'être marié, après avoir eu un enfant et, ensuite, après en avoir eu un autre. Plus tard, on se sent frustré, parce que nos enfants ne sont pas encore assez grands et on pense que l'on sera mieux quand ils le seront. On est alors convaincu que l'on sera plus heureux quand ils auront passé cette étape. On se dit que notre vie sera complète quand les choses iront mieux pour notre conjoint, quand on possédera une plus belle voiture ou une plus grande maison, quand on pourra aller en vacances, quand on sera à la retraite.
La vérité est qu'il n'y a pas de meilleur moment pour être heureux que le moment présent. Si ce n'est pas maintenant, quand serait-ce ?

La vie sera toujours pleine de défis à atteindre et de projets à terminer. Il est préférable de l'admettre et de décider d'être heureux maintenant qu'il est encore temps.
« Pendant longtemps, j'ai pensé que ma vie allait enfin commencer. La vraie vie! Mais il y avait toujours un obstacle sur le chemin, un problème qu'il fallait résoudre en premier, un thème non terminé, un temps à passer, une dette a payer. Et alors, là, la vie allait commencer! Jusqu'à ce que je me rende compte que ces obstacles étaient justement ma vie ».

Cette perspective m'a aidé à comprendre qu'il n'y a pas un chemin qui mène au bonheur. Le bonheur est le chemin. Ainsi, passe chaque moment que nous avons et, plus encore, quand on partage ce moment avec quelqu'un de spécial, suffisamment spécial pour partager notre temps, et que l'on se rappelle que le temps n'attend pas.
Alors, il faut arrêter d'attendre de terminer ses études, d'augmenter son salaire, de se marier, d'avoir des enfants, que ses enfants partent de la maison ou, simplement, le vendredi soir, le dimanche matin, le printemps, l'été, l'automne ou l'hiver, pour décider qu'il n'y a pas de meilleur moment que maintenant pour être heureux.

LE BONHEUR EST UNE TRAJECTOIRE
ET NON PAS UNE DESTINATION

Il n'en faut pas beaucoup pour être heureux. Il suffit juste d'apprécier chaque petit moment et de le sacrer comme l'un des meilleurs moments de sa vie :

- Tomber amoureux;
- Rire jusqu'à en avoir mal au ventre, ou des crampes aux mâchoires;
- Trouver un tas de nouveaux mails sur sa boîte quand on revient de vacances;
- Conduire vers des paysages magnifiques en terre inconnue;
- Se coucher dans son lit en écoutant la pluie tomber dehors;
- Sortir de la douche et s'essuyer avec une serviette toute chaude;
- Réussir son dernier examen,
- Avoir une conversation intéressante;
- Retrouver de l'argent dans un pantalon que l'on n'a pas porté depuis des lustres;
- Rire de soi-même;
- Rire sans raison particulière;
- Entendre accidentellement quelqu'un dire quelque chose de bien sur soi,
- Se réveiller en pleine nuit en se rendant compte que l'on peut encore dormir quelques heures;
- Ecouter une chanson qui nous rappelle un moment chéri;
- Se faire de nouveaux amis;
- Voir contents les gens que l'on aime;
- Rendre visite à un vieil ami et se rendre compte que les choses n'ont pas changé entre vous;
- Admirer un coucher de soleil,
- Te faire tranquillement masser le dos et t'endormir paisiblement;
- Sentir un vent doux et frais nous caresser la joue;
- Entendre dire que l'on nous aime et vivre paisiblement tous les petits moments qui nous réchauffent le cœur et l'âme.
Les vrais amis viennent dans les bons moments quand on les appelle et dans les mauvais moments ils viennent d'eux-mêmes.
Le temps n'attend personne. Rassemble chaque instant qu'il te reste et il sera de grande valeur. Partage-les avec une personne de choix et ils deviendront encore plus précieux.

La source de ce texte est inconnue


Se connaître sur le net

 Ces dernières années, j’ai connu plus de gens sur le Net que de n’importe quelle autre façon. Certaines de ces rencontres sont devenues de vraies amitiés. Pas toutes directement. Au travers du Net, j’ai connu des personnes, par celle-ci, j’en ai ensuite rencontré d’autres... mais c’est le Net qui est à l’origine. Parfois ces personnes vivent très loin de moi (pour nous rencontrer, il nous faudrait un voyage). Parfois, elles sont près de moi, mais sans le Net on ne se serait jamais aperçu l’un de l’autre. Il nous arrive, de temps en temps, de parler ensemble de cette façon de se connaître et le sujet est fascinant pour plusieurs aspects.
On rencontre une personne qu’on ne peut ni voir ni toucher. Avant de la voir, on connaît ses pensées, son caractère et sa personnalité. Un rapport, un intérêt réciproque, un échange d’opinion et d’émotions naissent. Le désir de se rencontrer se fait de plus en plus grand et un jour, finalement, on se voit. La question rituelle est : -Est-ce je suis si différent de comment tu m’avais imaginé ?
En bref, on se connaît de façon inverse à celle habituelle, d’abord l’âme et puis le corps. Il n’est pas vrai que si on se voit avant, et puis qu’on se parle, on se connaît mieux. Souvent, la rencontre physique est déviante, elle cache ou ralentit la connaissance avec l’âme et l’esprit. Il y a des gens qui se fréquentent depuis vingt ans, peut-être dorment-ils dans le même lit, mais ils ne se connaissent pas vraiment. 'Ma femme (mon mari) ne me comprend pas', excuse classique des infidèles. Ce n’est pas seulement un mensonge. Le rapprochement physique n’est pas nécessairement dialogue et compréhension, mais il peut même devenir un obstacle.
Des choses curieuses et intéressantes arrivent sur le Net. Il y a des personnes qui, dans leurs messages, m’ont parlé d'elles-mêmes avec grande sincérité, partageant leurs émotions, confessant leurs doutes et leurs sentiments, doutes et sentiments qu’elles hésiteraient probablement à me dire si nous étions 'physiquement' dans la même pièce. Souvent, l’absence du corps n’éloigne pas, mais elle rapproche, comme si se dépouiller des défenses dans un monde de mots, apparemment abstrait, était moins embarrassant, moins risqué que quand on se regarde dans les yeux. Il y a un certain type de magie dans cette rencontre d’âmes libres qui seulement plus tard s’incarnent. Quand nous rencontrons la personne physiquement, nous en avons déjà une image intérieure, notre façon de la percevoir est différente, parce que quand nous regardons le 'dehors', nous savons déjà ce qui est à l'intérieur.
Je ne veux pas dire que la rencontre, d’abord sur le Net et puis physiquement, soit toujours mieux que le contraire. Parfois, c’est une expérience meilleure et plus riche, parfois non. Mais ce n’est pas une façon plus faible ou artificielle de se rencontrer, comme les personnes qui n’ont jamais été sur le Net peuvent imaginer. Sans doute, c’est une expérience nouvelle et intéressante. Il est extraordinaire de découvrir comment une personne peut se révéler par sa façon de s’exprimer, de réagir, de dialoguer ou de rester en silence. Il est fascinant de découvrir le caractère, le style, la personnalité de quelqu’un que nous n’avons jamais vu et, ensuite, de vérifier quand on se rencontre à quel point notre image correspondait à la réalité. D’habitude, on ne se trompe pas. Parfois, l’aspect physique peut nous surprendre, mais presque toujours le caractère et la personnalité sont exactement comme nous l’avions perçu.
Ceci pourrait être un bon remède à une certaine tendance qui donne trop d’importance aux apparences. Aujourd’hui, on vit dans une culture des images. D’un côté, à cause de l’emphase qu’on donne à l’aspect extérieur, de l’autre, à cause de la télévision. On risque souvent de penser qu’une personne est ce qu’elle semble, que l’apparence physique, même la façon de s’habiller soient l’identité.
Peut-être un jour le Net perdra-t-il sa magie. Avec une largeur de bande beaucoup plus grande que celle que l’on a aujourd’hui, peut-être se rencontrera-t-on sur l’écran; de nouveau l’aspect régnera, et d’une forme encore plus perverse, parce qu'une image projetée est souvent plus construite que le contact physique direct. Mais jusqu’à ce qu’on continue à 'se rencontrer' par des mots et pensées, nous aurons le privilège de connaître d’abord l’âme et puis le corps. Et ensuite, quand on se sera rencontré, selon les cas, on pourra choisir que se dire directement ou par téléphone, et que s’écrire.

Ceci n’est pas une chose totalement nouvelle. L’histoire est pleine d’amis et d’amants qui s’envoyaient des lettres et des messages, même s’ils se fréquentaient souvent. Combien de fois deux amoureux sentent le besoin de s’échanger de petits billets doux, bien qu’ils se voient chaque jour ?

Mais l’art de l’écriture était en train de disparaître dans un monde de téléphones. Avec le Net nous l’avons redécouvert. Souvent, on écrit des choses simples, même stupides. On plaisante ou on ne parle de rien en particulier. Qu’est-ce qu’il y a de mal à cela ? C’est une façon pour unir nos âmes, pour partager nos pensées, ce qui a une valeur en soi, sans considération des contenus.
Probablement la raison la plus importante pour laquelle j’aime être sur le net, est celle-là : il me permet d’être 'plus humain'.

Giancarlo Livraghi - Février 1997 -


Je ne connais pas la Provence...

  Je ne connais pas la Provence. Quand j'entends parler de ce pays, 
je me promets bien de ne jamais y mettre les pieds. D'après ce qu'on m'en dit, il est fabriqué en carton blanc, en décors collés à la colle de pâte, des ténors et des barytons y roucoulent en promenant leur ventre enroulé de ceintures rouges; des poètes officiels armés de tambourins et de flûtes "bardent" périodiquement en manifestations lyriques qui tiennent moins de la poésie que d'une sorte de flux cholériforme.
J'aime la noblesse et la grâce, et cette gravité muette des pays de grande valeur. Non, je n'irai jamais dans cette Provence qu'on me décrit.
Pourtant j'habite les pentes d'une colline couverte d'oliviers et, devant ma terrasse, Manosque et ses trois clochers s'arrondit comme une ville orientale.
La Durance qui coule au fond de notre petite vallée sent déjà s'approcher les grandes plaines du Comtat. Pendant les crues de cet hiver, les hautes barres d'eau qui traversaient notre vallée mettaient à peine sept heures
 pour aller à Avignon.
Et la montagne de Lure nous abrite; or elle bouche le mont Ventoux, 
et ce pays-ci je ne le quitterai jamais; il m'a donné, il me donne encore chaque jour, tout ce que j'aime.
On est d'abord touché par un silence qui repose sur toute l'étendue du pays. Sur les vastes plateaux recouverts d'amandiers à l'époque où les arbres sont en fleur, on entend à peine le bruit des abeilles. On peut marcher des journées entières seul avec soi-même, dans une joie, un ordre, un équilibre, une paix incomparables. Non pas tous à la fois, mais un à un, vous laissant toujours un ami végétal et fleuri qui vous accompagne un peu plus loin puis vous laisse, vous ayant confié à un autre, et ainsi la terre peu à peu monte et vous fait pénétrer dans le ciel à mesure que vous passez des bras de l'amandier aux mains des tilleuls, puis des châtaigniers, puis des trembles et alors l'ondulation des terres vierges toutes nues se compose devant vous avec les lentes harmonies d'une ivresse divine.
Il faut alors quelques pas - et ils ont l'air de parcourir une distance magique - pour apercevoir la toiture du monde; les immenses montagnes avec leurs pentes glacées. Il a suffi d'un jour pour que ce pays vous ait fait comprendre l'organisation la plus noble de la terre. Sa simplicité pleine de sagesse vous a obligé à la plus paisible, à la plus durable des joies. Il vous a entouré d'une logique si éblouissante que vous êtes désormais habité 
par un dieu de lumière et de pureté.
Mais il prépare votre retour par des chemins noués à des ruisseaux. Rien ne troublera plus votre sérénité. Le mariage de votre âme et de ce pays ne se défera plus. Pour retrouver les hommes, vous n'avez plus besoin de descendre. Vous les trouverez à cette hauteur: silencieux et sévères comme la terre, travaillant dans des champs qui entourent des temples, labourant des vergers d'oliviers au milieu de l'ordre des collines, reposant leurs regards par le spectacle de leurs villages agglomérés comme des nids de guêpes au milieu de la blanche odyssée des nuages.
Vous aurez le désir d'être comme eux; vous entrerez sous la couverture de tuiles du village gris. On vous verra peut-être encore une fois au détour du chemin et puis vous pénétrerez sous la toiture du village et on ne vous verra plus: comme ces ruisseaux d'eau pure que personne ne voit, qui vivent sous la toiture des montagnes, dans la splendeur des roches profondes; comme tous ceux qui on disparu ici dont on n'entend jamais plus parler, et puis, un jour, à la croisée d'un chemin, on rencontre un homme, on se dit:
"Mais je le connais."
Puis on se dit:
"Mais non, voyons, il n'était pas si vert."
Ne l'ayant pas reconnu tel que la joie et la paix quotidiennes l'ont changé.
Il paraît qu'il existe une Provence en félibres.
Je ne la connais pas.

Giono


Extrait de « Discours de Flaran »

Si la poésie est inadmissible ou put paraître telle, après les camps de la mort, c'est que toute parole est passée par la bouche des bourreaux. C'est que toute idée de la beauté classique, ou toute idée classique de la beauté, fut aussi leur idée et aussi leur beauté. C'est qu'ils ont inter- prêté mieux que quiconque non seule- ment Wagner ou Richard Strauss, mais Mozart et Schubert. C'est qu'ils ont porté aux nues non seulement Nietzsche ou Karl Schmidt mais Rilke, et Goethe lui-même, jusqu'à Hölderlin. C'est que notre humanité – voici l'inhabitable, pour la pensée et ce qui la rend impensable – est la même que la leur. C'est que les gardiens des camps étaient d'excellents pères de famille, de parfaits camarades, des maris comme les autres : Boltanski nous les montre à la taverne, ou bien en famille, tout souriants près de l'arbre de Noël, le petit dernier dans les bras. C'est que le sens a construit les camps, aligné vers eux les voies ferrées, trouvé la for- mule meurtrière des gaz, justifié l'injustifiable, et pendant ce temps composé des poèmes, écrit des opéras, organisé des expositions d'art. C'est que tout sens est compromis, que toute image est souillée, que toute beauté est salie, que tout être a honte de se montrer...

Renaud Camus



 
Sage est celui qui monotonise la vie

Une seule chose m'ébahit, plus encore que la stupidité dans laquelle la plupart
des hommes vivent leur vie: c'est l'intelligence qu'il y a jusque dans cette
stupidité.
La monotonie des vies ordinaires est, apparemment, effarante. Je me trouve en
train de déjeuner dans ce restaurant banal (j'y connais depuis longtemps le
cuisinier) et, tout près de moi, le serveur déjà âgé, qui me sert comme il a
servi dans cette maison, je crois bien, depuis près de trente ans. Quelle
existence est donc celle de ces gens? Voilà quarante ans que cette ombre d'homme vit, presque toute la journée, au fond d'une cuisine; il n'a que de brefs
moments de loisir, dort relativement peu d'heures par nuit; il retourne, de loin
en loin, au pays, et s'en revient sans hésitation ni regret; il amasse lentement
de l'argent lentement gagné, qu'il n'a pas l'intention de dépenser; il tomberait
malade s'il lui fallait quitter (définitivement) sa cuisine, pour les champs
qu'il a achetés dans sa Galice natale; il vit à Lisbonne depuis quarante ans,
n'est jamais allé ne serait-ce qu'à la place Rotunda, ni à aucun théâtre, et il
n'a été qu'une fois au cirque du «Coliseu» - clowns traînant dans les débris
intérieurs de sa vie. Il s'est marié, je ne sais ni pourquoi ni comment, a
quatre fils et une fille - et son sourire, lorsqu'il se penche derrière son
comptoir, dans la direction où je me trouve, exprime une grande, une heureuse et solennelle satisfaction. Il n'y a là rien d'affecté de sa part - et il n'a
aucune raison non plus d'affecter quoi que ce soit. S'il se sent heureux, c'est
qu'il l'est vraiment.
Et le vieil employé qui me sert, et qui vient de déposer devant moi ce qui doit
être le millionième café d'une vie passée à poser des cafés sur des tables? Il a
la même existence que le cuisinier, avec pour seule différence les quatre ou
cinq mètres qui séparent la localisation de l'un dans sa cuisine de la
localisation de l'autre dans la salle de restaurant. Pour le reste, il n'a que
deux enfants, va un peu plus souvent en Galice, a vu un peu plus de Lisbonne que l'autre, connaît Porto, où il a vécu pendant quatre ans, et se trouve tout aussi heureux.
Je contemple avec une stupeur effarée le panorama de ces existences, et je
découvre, au moment où je vais éprouver horreur, peine et révolte devant des
vies pareilles, que si quelqu'un n'éprouve ni horreur, ni peine, ni révolte, ce
sont les intéressés eux-mêmes, qui auraient tous les premiers le droit de les
éprouver, ce sont ceux-là mêmes qui vivent ces vies. C'est là l'erreur centrale
de l'imagination littéraire: supposer que les autres sont nous-mêmes, et doivent
sentir comme nous. Mais, heureusement pour l'humanité, chaque homme n'est que lui-même, et il n'est donné qu'au seul génie la faculté d'être quelques autres de surcroît.
Toute chose, à bien y regarder, est donnée en proportion de celui qui la reçoit.
Un petit incident de rue, qui fait courir à la porte le cuisinier de ce
restaurant, le distrait plus que ne me distraient, moi, la méditation de l'idée
la plus originale, la lecture du meilleur livre, le plus délicieux de mes rêves
inutiles. Et si la vie est essentiellement monotone, le fait est que ce
cuisinier a échappé à la monotonie bien mieux que je ne le fais. Et il lui
échappe beaucoup plus facilement aussi. La vérité ne se trouve ni de son côté ni du mien, car elle n'est du côté de personne; le bonheur, en revanche, est sans conteste de son côté à lui.
Sage est celui qui monotonise la vie, car le plus petit incident acquiert alors
la faculté d'émerveiller. Le chasseur de lions ne connaît plus d'aventure après
son troisième lion. Pour ce cuisinier monotone, une bagarre en pleine rue a
toute la saveur d'une modeste apocalypse. Si l'on n'est jamais sorti de
Lisbonne, on voyage jusqu'à l'infini en prenant l'autobus de Benfica, et si
quelque jour on pousse jusqu'à Sintra, on a l'impression d'avoir voyagé jusqu'à
la planète Mars. Le globe-trotter qui a parcouru la terre entière ne trouve plus
de nouveauté au-delà de cinq mille kilomètres: il ne fait plus que trouver des
choses nouvelles; à chaque fois la nouveauté, oui, cette vieillerie de
l'éternellement nouveau - mais le concept abstrait de nouveauté est resté au
fond de la mer, dès la deuxième nouveauté rencontrée en chemin.
Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, sans même savoir lire, sans parler à quiconque, rien que par l'usage de ses sens et grâce à une âme ignorant ce que c'est que d'être triste.
Monotoniser la vie, pour qu'elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le
quotidien, pour que la plus petite chose nous devienne une distraction. Au beau
milieu de mon travail journalier - toujours semblable à lui-même, terne et
inutile - je vois surgir brusquement l'évasion: vestiges rêvés d'îles
lointaines, fêtes dans des parcs des anciens temps, d'autres paysages, d'autres
sentiments, un autre moi. Mais je reconnais, entre deux écritures portées sur
mon registre, que si j'avais tout cela, rien de tout cela ne m'appartiendrait.
Mieux vaut, en définitive, le patron Vasques que les Rois de Songe: mieux vaut,
tout compte fait, le bureau de la Rua dos Douradores que des allées se déroulant au fond de parcs impossibles. Disposant du patron Vasques, je peux savourer le songe des Rois de Songe; disposant du bureau de la Rua dos Douradores, je peux savourer la vision intérieure de paysages qui n'existent pas. Mais si j'avais les Rois de Songe, que me resterait-il comme songe? Si je possédais mes paysages impossibles, que me resterait-il d'impossible ?

F. Pessoa (Le Livre de l'Intranquillité)


Le don du rêve

La monotonie, la morne identité des jours succédant aux jours, la différence
absolument nulle entre hier et aujourd'hui - que tout cela me reste acquis pour
toujours, avec l'âme suffisamment éveillée pour prendre plaisir à cette mouche
qui me distrait, en passant par hasard devant mes yeux, à ces éclats de rire qui
montent, capricieux, de la rue à peine visible, à l'immense libération que
j'éprouve à l'heure de la fermeture, au repos infini que me procure un jour de
congé.
Je peux m'imaginer être tout, parce que je ne suis rien. Si j'étais quoi que ce
soit, je ne pourrais plus rien imaginer. L'aide-comptable peut bien se rêver
empereur romain; le roi d'Angleterre ne le peut pas, parce que le roi
d'Angleterre se voit priver, dans ses rêves, d'être un autre roi que celui qu'il
est. Sa propre réalité ne le laisse plus ni sentir ni exister.
Ne pas débarquer ne connaît nul quai où débarquer. Ne jamais arriver implique de n'arriver jamais.
La côte mène jusqu'au moulin, certes, mais l'effort ne nous mène à rien.
C'était par un de ces après-midi d'automne où le ciel offre une chaleur froide
et morte, où des nuages étouffent la lumière sous des couvertures de lenteur.
Le Destin ne m'a donné que deux choses: des registres d'aide-comptable et le don du rêve.

Fernando Pessoa


Le Français du goulag

Jacques Rossi s'est éteint le 30 juin dans un couvent de religieuses 
polonaises, dans le 13e arrondissement de Paris. Il avait 94 ans.

Jacques Rossi était le "Français du goulag". Il avait passé vingt-quatre ans dans cet univers, après son arrestation à la Loubianka, le siège de la police politique à Moscou, en 1937.  Il était un témoin du XXe siècle et du totalitarisme communiste, qu'il n'avait cessé, depuis son retour des camps, de vouloir dénoncer, et auquel il a consacré son œuvre majeure, le Manuel du goulag, publié en France en 1996 (éd. Le Cherche Midi), après des années d'attente.

Longtemps, Jacques Rossi a été méconnu en France, où, comme il le disait en souriant : "Je devais gêner." En 1985, à son retour à Paris, en provenance de Pologne, il s'était heurté à des refus de maisons d'édition : "Vous allez être récupéré par la droite", lui disait-on.

"Je voyais les visages de mes interlocuteurs, qui ouvraient des grands yeux de verre en écoutant mes récits", a-t-il raconté. Raconter le goulag - "cette forme la plus pure du marxisme-léninisme", disait-il - cela heurtait encore des sensibilités. Même des années après Soljenitsyne, même des années après Chalamov, qu'il admirait tant.

Il fallut attendre janvier 1995, et un article publié dans l'International Herald Tribune, intitulé "Documenter les horreurs du goulag soviétique", pour que de la lumière soit jetée sur ce destin hors du commun. Celui d'un petit garçon né en 1909, à Wroclaw (alors Breslau), en Pologne, ayant grandi dans une famille d'aristocrates aisés, de mère française, qui, à l'âge de 17 ans, rejoignit le Parti communiste polonais clandestin "pour bousculer l'ordre établi", avant de se retrouver pendant neuf mois dans des geôles de Pilsudski pour avoir appelé des soldats au soulèvement armé, puis d'être recruté, en raison de ses talents de polyglotte, par le Komintern.

Il allait alors sillonner l'Europe sous des identités d'emprunt, "des documents cachés dans -ses- chaussures", remplissant mille missions secrètes, avant d'être subitement, en 1937, "rappelé au village", c'est-à-dire à Moscou, alors qu'il se trouvait, agent clandestin, derrière les lignes de Franco en Espagne.

Arrêté, torturé, condamné pour "espionnage au profit de la France et de la Pologne", Jacques Rossi était happé par la machine à broyer des vies du goulag. Deux ans à la prison de la Boutyrka, puis transfert vers l'enfer du Nord, celui de Norilsk, le camp sibérien au-delà du cercle polaire, puis d'interminables pérégrinations au cœur de cet "archipel" de mort et d'esclavage, avant d'être, en 1956, de nouveau condamné, cette fois à la relégation, près de Samarcande, dans un kolkhoze d'élevage de moutons, jusqu'en 1961, quand il parvient à rentrer en Pologne, où il enseignera, jusqu'à sa retraite, "la civilisation française", à l'université de Varsovie. "Lorsque les historiens voudront écrire l'histoire définitive de l'Union soviétique, écrit, en 1995, le Herald Tribune, ils se tourneront vers un obscur Français pour obtenir de nombreux détails sur ce vaste système pénitentiaire que fut le goulag."

Avant que sa santé ne décline subitement, voici quelques années, c'est dans un modeste appartement de Montreuil, à l'intérieur dépouillé, où l'on se déchaussait en pénétrant, avant de partager avec lui un thé brûlant, que ce bonhomme tout en vivacité et si pointilleux sur les détails, plongeait dans ses souvenirs et livrait des bribes de lui-même.

Mais il voulait avant tout témoigner de la vaste tromperie qu'était à ses yeux le communisme, qu'il refusait de distinguer du soviétisme. "Je considère, a-t-il aussi écrit, comme inutile de chercher à savoir lequel des totalitarismes, dans notre siècle, fut le plus barbare, dès lors que tous les deux ont pratiqué la pensée unique et laissé des montagnes de cadavres."

Jacques Rossi accordait une attention infinie aux mots. Son Manuel du goulag, il l'avait édifié patiemment, comme un monument, à partir de milliers de fiches décortiquant la terminologie officielle, le vocabulaire courant et l'argot des camps. Sa mémoire avait conservé d'innombrables témoignages de "zeks", comme lui, miraculeusement rescapés de cet univers où "toucher ses 9 grammes"signifiait prendre une balle dans la tête, "car une balle de revolver Nagan pèse 9 grammes". Un monde où les mots "soukhoï rastriel" - "fusillade sèche" - signifiaient mourir de ne pas pouvoir "remplir la norme", c'est-à-dire les travaux auxquels le déporté était affecté.

"UNE CHIMÈRE, UNE ILLUSION"

"Bien sûr que je raconte !, s'écriait-il. Et je refuse de me considérer comme une victime. Ancien communiste convaincu, si on m'avait dit de me couper en petites rondelles, je l'aurais fait. J'ai eu le privilège de pouvoir comprendre que je m'étais engagé sur une fausse route, vers des prétendus lendemains qui chantent. Alors c'est mon devoir. Je brandis le panneau : "Attention, c'est une route !" Il faut continuer de le dire, car l'idéal du marxisme-léninisme est tellement beau que des nostalgies reviendront forcément. Alors que c'est une chimère, une illusion."

Il racontait ces scènes de son cauchemar intime, celles d'un prisonnier brûlé vivant sur une plaque métallique, l'odeur de chair humaine grillée, celle de ce corps mutilé, dans la neige, celui d'un jeune évadé utilisé comme "vache", c'est-à-dire comme source de nourriture par d'autres prisonniers tentant de s'échapper à travers la toundra.

 Ou encore ce blatnoï (truand), hurlant aux gardes, alors qu'il était emmené pour être fusillé : "Vous allez périr ! Un jour viendra où les grands-mères 
diront à leur petits-enfants : "Si tu ne te tiens pas tranquille, 
les communistes vont revenir !""
Ce monde des truands du goulag, il l'évoquait avec toutes ses ambiguïtés, avec des touches d'humour, de sarcasmes. Ces blatnie l'avaient, un temps, pris sous leur aile. Il en avait peut-être eu la vie sauve. "Moi, j'étais dans une catégorie spéciale. Car je dessinais pour eux parfois, et je leur racontais des histoires, comme celle de Monte-Cristo, ou bien des scènes de vie dans des pays étrangers où j'avais séjourné. Un jour, je leur ai raconté la poste pneumatique, par exemple !"
Il y a quelques années, à Montreuil, Jacques Rossi avait extirpé 
de ses archives un bref article publié dans Le Monde, le 21 juin 1955, 
intitulé "Rapatriés de l'URSS : des Autrichiens donnent des nouvelles de neuf concentrationnaires français".
On y lisait que "184 Autrichiens, en majorité des internés civils arrêtés après la guerre et condamnés à de longues peines de prison et de travaux forcés dans des camps en Sibérie, sont arrivés ce matin à Wiener-Neustadt. Selon les déclarations des rapatriés, un certain nombre de Français se trouveraient dans ces camps. Ils ont fourni la liste suivante, assez imprécise". Numéro sept sur la liste : "Jacques Rossi, ayant vécu en Pologne avant la guerre".

Jamais les autorités françaises n'ont entrepris de démarches pour sortir 
Jacques Rossi du goulag. Il a raconté dans un de ses récits de Quelle était belle cette utopie ! (éd. Le Cherche Midi, 2000) - textes brefs, ciselés, pudiques,
 à la Chalamov - comment, en 1956, entre sa libération des camps et sa relégation, quelques mois plus tard près de Samarcande, il avait été chassé de l'ambassade de France à Moscou. "Vous allez salir mes parquets !", 
avait lancé une épouse de diplomate en apercevant ce rescapé dépenaillé, entré dans les lieux par effraction.
Jacques Rossi est retourné une fois, en 1996, à Norilsk, pour un film documentaire, et il aimait citer cette phrase gravée sur le monument élevé, sur place, aux victimes polonaises du goulag : "Si jamais je devais les oublier, 
que le Bon Dieu m'oublie, moi."

Natalie Nougayrède (Le Monde)


Oreiller d'herbes

En sortant par la porte, j'ai eu de nombreuses pensées.
Le vent du printemps soulève mes vêtements,
Des herbes parfumées poussent sur des traces de roues.
Le chemin abandonné s'enfonce dans le brouillard.
Je m'arrête m'appuyant sur ma canne et regarde à l'entour,
La nature entière brille.
J'entends le doux roucoulement des rossignols
Je vois une pluie de pétales tomber.
Là où s'épuise le chemin, s'étend la plaine.
Je note un poème sur la porte d'un vieux temple.
La solitude s'étend jusqu'à la limite des nuages.
Une oie sauvage traverse le ciel pour retourner au pays.
Que le coeur est profond et serein.
Dans mon extase j'oublie ce qui distingue le bien et le mal.
J'ai dépassé la trentaine et j'entre dans la vieillesse.
Le paysage printanier est toujours tendre.
Je me promène en suivant la mutation de la nature.
Je me trouve imperturbablement face aux fleurs parfumées.

Le chrysanthème à la fenêtre
est sans couleur encore
Mais voici l'aurore

Natsume Sôseki


Ma chère petite maman

    Il me semble que je pense encore plus tendrement à toi si c'est possible (et pourtant, cela ne l'est pas) aujourd'hui 24 septembre. Chaque fois que ce jour revient, tandis que toutes les pensées accumulées heure par heure depuis le premier jour devraient nous faire paraître tellement long le temps qui s'est déjà écoulé, pourtant l'habitude de se reporter sans cesse à ce jour et à tout le bonheur qui l'a précédé,...fait qu'au contraire cela semble hier et qu'il faut calculer les dates pour se dire qu'il y a déjà dix mois qu'on a déjà pu être malheureux si longtemps, qu'on aura encore si longtemps à l'être, que depuis dix mois mon pauvre petit Papa ne jouit plus de rien, n'a plus la douceur de la vie.

...la figure de mon père dont les yeux fermés à jamais ne sont plus ouverts qu'au fond de la mémoire de ceux qui l'ont aimé. Mais entre ses yeux et la vie, notre mémoire tend le voile inécartable du Temps. Ils ne voient rien de la vie qui passe, et leur regard d'autrefois ne s'adresse qu'aux choses d'autrefois que nous avons connues (dont beaucoup sont détruites sur la terre et n'existent plus, elles aussi, que dans l'asile des mémoires fidèles). A moins qu'ils ne se soient rouverts, dans un asile céleste, voyant des choses de toujours, que nous ne connaissons pas.

Mille tendres baisers

Marcel (Proust)

 (Extrait de deux lettres à sa mère)


Le tour du haut-pays

Les routes font prudemment le tour du Haut Pays. Certaines fermes sont à dix ou vingt kilomètres de leur voisin le plus proche; souvent, c'est un homme seul qui devrait faire ces kilomètres pour rencontrer un homme seul, il ne les fait pas de toute sa vie; ou bien c'est une tribu d'adultes, d'enfants et de vieillards qui devrait aller vers une autre tribu d'adultes, d'enfants et de vieillards pour y voir quoi ? des femmes démantelées par les grossesses répétées, des hommes rouges et des vieillards faisandés (les enfants aussi d'ailleurs) et se faire regarder de haut ? on s'en fiche. Si on veut se faire voir, ça se fera aux foires. Trente ou quarante kilomètres séparent les villages qui restent soigneusement sur les pourtours où passe la route...

L'outil que les gens d'ici ont le plus souvent à la main, c'est le fusil, qu'il s'agisse de chasse ou de réflexions, disons philosophiques; dans un cas comme dans l'autre, il n'y a pas de solution sans coup de feu. Le fusil est pendu à un pied de verre scellé dans le mur près de la chaise du patron. Que ce dernier soit à table ou près du feu, le fusil est toujours à portée de sa main. Ça n'est pas qu'au point de vue gendarmes le pays manque de sécurité, au contraire, même au plus beau temps du brigandage il n'y a jamais eu de crime ici dessus; sauf un en 1928, mais il s'agissait précisément de ce qu'on craint, et on craint la solitude. Les familles n'y sont pas un remède : ce sont tout au plus des réunions de solitaires qui vont en réalité chacun dans leur propre direction : les familles ne se réunissent pas autour de quelqu'un, elles s'écartent à partir de quelqu'un. Et puis, il y a la métaphysique, certes, pas celle de Sorbonne, celle dont on est bien obligé de tenir compte lors de l'affrontement de la solitude irrémédiable et du monde. M. Sartre ne servirait pas à grand-chose, un fusil est par contre à maintes reprises très utile.
On peut s'étonner que ces paysans n'aient pas plus souvent en main les mancherons de la charrue; c'est que ces paysans sont des pasteurs. C'est aussi ce qui les tient en dehors (et au-dessus) des progrès mécaniques. On n'a pas encore inventé la machine à garder les moutons. C'est le père, le patron, qui dirige le troupeau, le fils ou les fils mènent la petite organisation agricole qui fonctionne d'ailleurs en économie fermée. On ne cultive que la terre nécessaire au froment, à l'orge, à la pomme de terre et aux légumes indispensables à la vie de la famille ou de l'individu, et c'est pourquoi tant de ces paysans restent célibataires et vivent seuls : ils ont ainsi besoin de si peu qu'à peine s'ils grattent la terre un mois par an.
A l'usage de ces célibataires fort sanguins existait encore, il n'y a pas trente ans, un paradis de Mahomet. C'était une maison dans un ubac, le plus sinistre qui soit, qui ne voyait jamais le soleil même au gros de l'été. Y habitait une veuve; elle avait à l'époque ses bons soixante ans. Quand un célibataire allait lui rendre visite, elle mettait à sa porte un drapeau, un drapeau comme vous et moi, tricolore, bleu, blanc, rouge, le plus officiel des drapeaux. Il venait d'ailleurs de la mairie de Saint-C., où il avait été prélevé sur la provision du 14 juillet. La visite terminée, la veuve rentrait le drapeau. C'était connu. Il n'y eu jamais d'histoire. Jusqu'au jour où l'on voulu moderniser ce mécanisme. Une jeune femme d'Avignon, sans doute habile dans cette partie et, ma foi, coquette, se dit qu'elle augmenterait le rendement en allant porter la marchandise à domicile. Elle fut célèbre un été, puis elle disparut sans laisser de traces. Le bruit courut tout de suite qu'on l'avait vu à la foire de Laragne. Mais Laragne, c'est loin. Elle avait un ami qui vint s'enquérir de droite et de gauche. Il n'était pas sympathique, on le lanterna. Il essaya de se fâcher, mais c'était difficile. Il eut certainement une pique d'amour-propre car, et ça ne se fait pas, il alla raconter son histoire à la gendarmerie de Sault. Enquête au cours de laquelle la présence de la jeune femme à la foire de Laragne et même à celle de Gap fut confirmée par plus de cinquante témoins d'une bonne foi évidente et qui, non moins évidemment, n'auraient pas inventé la poudre. Trois ou quatre ans seulement après on trouva des «trucs» dans lesquels les renards avaient longtemps farfouillé. Mais dans ces hauteurs, ce ne sont pas les «trucs» qui manquent. La veuve n'a fermé boutique qu'à plus de quatre-vingts ans. Elle n'avait d'ailleurs gagné que le drapeau, qui lui est resté, qu'on a, je crois, mis sur sa bière lors de son enterrement et qu'on a planté sur sa tombe où les vents et les pluies l'ont finalement mis en lambeaux, mais je l'ai encore vu.
Les femmes ici n'ont pas de forme; ce sont des paquets d'étoffes médiocres. Ce n'est pas faute de vouloir paraître, au contraire, à ce sujet elles s'efforceraient plutôt de surenchérir, mais les marchands forains vendent plus de snobisme paysan que de bonnes marchandises. Elles ne vont plus à l'étoffe à pois, ou au noir de jais sibeau sur les aïeules, elles veulent du dessin moderne. On leur en flanque. Ça leur va comme un tablier à un cochon, et des couleurs à faire hurler un architecte (ce qui n'est pas peu dire), mais il faut bien faire savoir qu'on a des sous. Si bien que, si on en voit une vêtue avec goût, et qui parmi toutes ces dondons fait princesse, il y a gros à parier qu'elle est pauvre et qu'elle a honte. Quelquefois les très vieilles font sensations. Passé l'âge d'être engrossées, elles retrouvent un deuxième corps; même celles qui restent amples se modèlent, mais les maigres prennent vraiment de la noblesse. C'est aussi le moment où elles n'ont plus guère d'argent, elles retournent aux cretonnes anciennes. Il y a aussi dans chaque famille une belle chose (et qu'on déteste).
Les jeunes filles, tant qu'elles sont vierges, ont une beauté de fruit, puis cette beauté éclate et on la voit en éclat dans les enfants. Il ne reste vraiment rien de leur premier état : certaines Vénus deviennent des monstres effrayants, elles ont presque toutes des bouches du XVIIe siècle, édentées ou pire encore, avec quelques grandes dents déchaussées qu'elles sucent. C'est assez
abominable. Mais il ne faut pas prendre leur air niais pour argent comptant. Ce sont presque toujours de maîtresses femmes. Au pied du mur elles font merveille. On se souvient encore d'Ennemonde Girard.

Giono (Ennemonde)

 


CE BEAU SEIN ROND EST UNE COLLINE

Je ne pourrai jamais retrouver le vrai visage de ma terre: cet oeil pur des enfants, je ne l'ai plus.
Quand j'étais tout petit, je jouais, puis j'avais faim. Ma mère taillait alors une plate tartine de pain, elle la saupoudrait de sel, elle l'arrosait d'huile par un large 8 de la burette penchée; elle me disait: «Mange.» Ce sel, il me suffisait de humer le vent odysséen; il était là avec l'odeur de la mer; ce pain, cette huile, les voilà tout autour dans ces champs de blé vert dessous les oliviers. Ainsi, s'est aiguisée de longue habitude l'ardente faim de mon coeur.
Jamais assez de ce pain...
Jamais assez de ce sel, de cette huile, ma mère.
Avec mes joies, avec mes peines, j'ai mâché des quignons de ma terre; et maintenant, la ligne où se fait le juste départ, la ligne au-delà de laquelle je cesse d'être moi pour devenir houle ondulée des collines, la ligne est cachée sous la frondaison de mes veines et de mes artères, dans les branchages de mes muscles, dans l'herbe de mon sang, dans ce grand sang vert qui bout sous la toison des olivaies et sous le poil de ma poitrine.
Ce beau sein rond est une colline; sa vieille terre ne porte que des vergers sombres. Au printemps, un amandier solitaire s'éclaire soudain d'un feu blanc, puis s'éteint. Du haut du ciel, le vent plonge; la flèche de ses mains jointes fend les nuages. D'un coup de talon, il écrase les arbres et il remonte. Parfois, un aigle roux descend des Alpes, mais l'air des plaines proches ne le porte plus; il nage à grands coups d'aile et il crie comme un oiseau naufragé.
Si on quitte le chemin, il y a des olivaies envahies par les roses. C'est comme une peau de bélier qu'on a jetée sur les arbres. C'est épais et ça saigne. On a chaud là-dessous d'une lourde chaleur de laine; l'herbe sue. Pour sortir de cette ombre, il faut s'écorcher les mains. Un mois après, on trouve une rose séchée dans sa poche.
De grands talus se chauffent au midi, fleuris de serpents immobiles. Les lézards sont épais comme le bras. Ils dorment au soleil puis sautent, happent, et mâchent longuement des abeilles à goût de miel. Ils en pleurent des larmes d'or qui grésillent sur la pierre brûlante. La lagremuse est toute grise, avec des pattes comme un fil, une queue qui semble une ombre; mais elle a un cœur énorme, un cœur déchaîné dans elle comme un orage et elle en est là, palpitante. Un mariage de gros frelons assomme les scabieuses de son vol aveugle. Les sauterelles se déclenchent et passent tout éperdues dans un saut puis elles ouvrent leurs ailes rouges. Une caravane de fourmis, large comme une route d'homme, coule sous les feuilles. Une procession de chenilles adore lentement un pin dans ses spirales. Une maison aux murs en coque de noix, bombés et ocre, craque doucement, écrasée sous sa charge de tuiles, de poutres et de soleil. L'ombre transparente des oliviers tient dans sa toile d'araignée la sieste d'une toute petite fille. Elle dort dans l'herbe chaude. Elle a remonté toutes ses robettes et, sans ouvrir les yeux, elle gratte à pleine griffe son ventre sucé par les mouches. Un chevreau lutte avec une guêpe. L'odeur du thym fume jusqu'à la lune. Un beau nuage s'est envasé dans un bras mort du vent; il ne peut plus arracher sa proue de l'azur immobile et, à bout de forces, il ondule lentement de la poupe.

Giono (Manosque des plateaux)

Journal (extraits) de  David Thoreau

Comme on est seul pour vivre! Nous habitons le rivage et il n'y a personne
entre la mer et nous. Les hommes sont mes joyeux camarades, mes compagnons de pèlerinage qui charment le chemin, mais qui m'abandonneront au premier tournant de la route, car il y a une route sur laquelle personne n'ira aussi loin que moi...






 
 Le bonheur
(?)

  Se connaître sur le net  Giancarlo Livraghi

  Je ne connais pas la  Provence...  Giono

 Sage est celui qui  monotonise la vie Pessoa

 Le don du rêve  Pessoa

 Le Français du goulag

 Oreiller d'herbes
Natsume Sôseki

 
Ma chère petite maman
Marcel Proust

 Le tour du haut-pays
Giono


 Ce beau sein rond...
Giono


Extrait de « Discours
de Flaran »   R. Camus

  La flânerie 
Pierre Sansot

 Viva la muerte
Unanumo

Marcher pour se faire embaucher

La beauté de la nature

Les naufragés et les rescapés

le problème de l'existence  Proust

Marina Tsvetaeva

La guerre n'a pas un visage de femme

Marcheur contemplatif

Un apologue...

Le Baiser

Le Céladon

Virgile (Giono)

Benoîte Groult

Le visage